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© Photo Tiphaine Lanvin - Festival Jeune et Très Jeune Public 2021 - Gennevilliers

Une voix singulière, adressée, présente

Échos lointains d’une berceuse, froissements de papiers ou crissements de pas dans la neige… À l’écoute de l’univers des sons, les tout-petits, tout comme celles et ceux qui ne le sont plus, connaissent quantité d’émotions. Que ces sons produisent de l’apaisement, de l’émerveillement ou de l’inquiétude parfois, ils parlent. Et cette manière de les faire parler compose le kaléidoscope culturel de leurs significations.

D’ailleurs, si d’aventure un enfant vient à rencontrer tel ou tel instrument de musique, le goût pour la sonorité des cordes pincées ou frottées, la préférence pour la couleur des bois ou la résonance des percussions trouvent sans doute leur origine dans les liens établis autour des premiers percepts sonores.

Mais de quels liens parle-t-on au juste ? Je me souviens d’Hélène Stork menant campagne contre les boites à musique pour endormir les bébés… même s’il s’agit de la superbe berceuse de Brahms, issue des Cinq Lieder de l’Opus 49… même si la version est acoustique et non pas numérique… En effet, l’usage marketing d’un argument d’autorité culturelle est pernicieux, car il donne le sentiment à la personne qui va accompagner l’endormissement du bébé que sa compétence « peut », voire « doit », s’éclipser devant cette boite parée de toutes les vertus. Pourtant ce qui va manquer alors et qui ne se remplace pas, c’est une voix singulière, adressée, présente.

 

LA VOCALITÉ MATERNELLE

 

En tant qu’anthropologue et pédopsychiatre, Hélène Stork avait longuement développé, depuis la magnifique séquence filmée « Pour endormir Lakshmi » jusqu’à son ouvrage sur les rituels du coucher de l’enfant, l’idée que cette première transmission est d’abord, et jusque dans ses variations culturelles, affaire de corps et de relation1. La vocalité maternelle y joue un rôle très particulier, en tant que vecteur de transmission des émotions et de lien entre la mère et le tout-petit enfant. Par l’adaptation de son rythme et de son intensité aux différentes étapes de l’endormissement, la voix qui berce constitue une enveloppe sonore, qui par sa présence facilite la séparation.

 

LA RENCONTRE AVEC LES FORMES D’ART

 

Autour de l’évocation de la berceuse et du bercement, plusieurs enjeux de l’éveil artistique et culturel des tout-petits peuvent être dépliés.

Pour dire que c’est à partir d’une expérience bien accompagnée de la séparation que pourront se développer les capacités d’autonomie de l’enfant puis d’émancipation du jeune adulte et à son tour de transmission culturelle et de création. Selon Winnicott en effet, « l’espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l’enfant et la famille, entre l’individu et la société ou le monde, dépend de l’expérience qui conduit à la confiance. On peut le considérer comme sacré pour l’individu dans la mesure où celui-ci fait, dans cet espace même, l’expérience de la vie créatrice2 ». 

Pour rappeler aussi que la première communauté culturelle se situe dans l’enceinte familiale et dans les lieux d’accueil de la petite enfance. Et que l’accompagnement de cette communauté est fondateur dans la rencontre avec les formes de l’art. C’est leur médiation qui fait culture. Du côté des artistes, l’adresse, il faut le dire sans relâche, des spectacles destinés au très jeune public, est particulièrement exigeante. Celles et ceux qui s’y aventurent le savent bien : rejoindre les enfants et explorer l’inconnu au cœur du sensible est un réel défi, qui vient ensuite nourrir leur démarche créatrice. L’intention des gestes, le millimétrage des rythmes, les jeux d’apparition ou de disparition, de lointain ou de proche, la réversibilité du rire et des larmes, de l’émerveillement et de l’effroi constituent un laboratoire où les enjeux de création sont comme démultipliés. Et je repense à des moments d’émotion rare lors des productions du Théâtre sans toit, de Fa7 ou de Véronique His et Agnès Chaumié3, des moments où le potentiel sensible des adultes se réanime grâce aux plus petits qui sont à leurs côtés et qui leur rappellent celui ou celle qu’ils ont été, dans une ouverture peu commune et des temporalités superposées. 

Pour ouvrir enfin les yeux sur la complexité de la transmission culturelle dans nos sociétés contemporaines, qui rendent nécessaire le soutien d’un travail institutionnel. Voire pour dénoncer les aberrations, comme celle qui consiste à déléguer la fonction de bercer à la mécanique froide d’une boite à musique ! Aberration qui n’est pas seulement anecdotique, mais témoigne d’une marchandisation de l’univers infantile.

 

LA PLACE DE L’ÉVEIL 

 

La primauté consumériste, mais aussi les mutations contemporaines de la famille et de la parentalité, les conflits de loyauté dans les contextes migratoires, l’attraction des écrans conduisent à un déclin de la transmission culturelle, qui met en danger la santé des tout-petits. Face au risque de « malnutrition culturelle4 », l’éveil artistique et culturel doit retrouver sa place dès l’attente de l’enfant, autant que dans son accueil et son accompagnement. Support pour la rencontre parent-enfant et l’émergence de la pensée du tout-petit, il est aussi le socle d’une filiation réussie en situation d’exil. Je pense au magnifique travail réalisé il y a quelques années par Geneviève Schneider5 dans une école maternelle de la Goutte d’Or avec des mamans d’origine africaine pour soutenir cette transmission, alors que celles-ci pensaient qu’en renonçant à chanter les berceuses de leur propre enfance, elles aideraient leurs enfants à mieux s’intégrer. C’était tellement juste de voir, au sein d’une école de la république et à l’initiative de sa directrice, reconnu et valorisé le rôle des familles dans une transmission croisée, enrichie par les différences culturelles.

 

DROITS CULTURELS 

 

De nombreuses préconisations ont été énoncées dans les rapports de Sylviane Giampino et Sophie Marinopoulos, qui visent à affirmer et affermir une politique ambitieuse en direction de la petite enfance6. À cet égard, le protocole interministériel pour l’éveil culturel et artistique du jeune enfant, signé en 2017 entre le ministère de la Culture et de la Communication et le ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes et la directive de 2020 qui définit la mise en œuvre territoriale de cette politique constituent une trame importante pour la prise en compte de l’éveil artistique et culturel de la petite enfance. Dans ce cadre, la formation des personnels d’accueil de la petite enfance, mais aussi des artistes constitue un enjeu majeur, dans les programmes de formation continue à l’instar des propositions de l’association Enfance et Musique mais devrait aussi pouvoir se développer dans la formation initiale des artistes.

Côtoyer de manière ponctuelle ou pérenne le monde de la petite enfance, c’est l’occasion pour les artistes de retrouver pour mieux l’incarner la voix de ce lien culturel primordial. Dans un moment où l’être ensemble est éprouvé et empêché, on sait plus que jamais que la réactivation de ce lien est centrale dans notre vie en société et dans la possibilité d’élaborer du commun en dépit des fragmentations de tous ordres. Au-delà des petites personnes concernées, l’éveil artistique et culturel peut donc être considéré, au nom de toutes les autres personnes qui s’y ressourcent et en tant que matrice de la culture au singulier comme au pluriel, comme figurant très légitimement non seulement parmi les droits de l’enfance mais aussi parmi les droits culturels essentiels.

 

Sylvie Pébrier, Inspectrice
Direction générale de la création artistique – DGCA
Inspection de la création artistique – Collège musique
Enseignante en musicologie au CNSMDP, Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris

 

1 – Hélène Stork fut également professeure de psychologie clinique et anthropologique à Paris V et responsable du Centre d’études et de recherches interculturelles sur la petite enfance, le CERIPE.
2 – Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, traduction C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1981.
3 – Véronique His et Agnès Chaumié : danseuse et musicienne associées au projet d’Enfance et Musique.
4 – Expression forgée par la psychologue et psychanalyste Sophie Marinopoulos dans Une stratégie nationale pour la santé culturelle, Rapport au ministre de la Culture, 2019.
5 – Geneviève Schneider : musicienne et formatrice – responsable pédagogique – Enfance et Musique.
6 – Voir également le rapport de Sylviane Giampino, Développement du jeune enfant, modes d’accueil, formation des professionnels, Rapport au ministre des Solidarités et de la Santé, 2016.

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Territoires d’éveil n°20

Publication : Mar 2021
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