La représentation d’un spectacle vivant offre au public un temps de croisement des perceptions, de construction de souvenirs communs. Les résidences de création, la qualité de l’accueil, la force du propos artistique sont autant de pistes à suivre pour que le tout-petit déguste ce moment fugace dans son parcours d’éveil.
Temps du corps et de la respiration, l’enfant vit dans l’étonnement de l’instant présent. Temps relatif et qui s’écoule, l’adulte ressent l’instant qui passe. Le moment du spectacle permet de conjuguer ces perceptions dans un temps partagé.
Wanda Sobczak, administratrice de tournées pour Enfance et Musique évoque les éléments constitutifs de l’écriture et de la diffusion des spectacles pour le très jeune public. Pas de recette pour que l’enfant soit réceptif, mais une rencontre des imaginaires de chacun, rendue possible par une situation et un contexte où la sécurité affective du tout-petit est prise en compte.
Territoires d’éveil : Pourquoi le spectacle pour le tout-petit est-il si important dans un parcours d’enfance ?
Wanda Sobczak : C’est une occasion donnée à ce très jeune public de vivre une expérience singulière, qui enrichit son imaginaire. Ce n’est pas seulement la qualité du spectacle qui compte, car elle est essentielle, mais ce que le très jeune enfant va pouvoir vivre et ressentir avec ses pairs, en compagnie d’adultes prévenants. Un moment vécu hors du temps ordinaire dont les adultes accompagnants, professionnels ou parents, ne devraient rien attendre de précis pour l’enfant, ce n’est pas si facile… Le spectacle est un lieu où se travaille un langage artistique, où l’on passe du langage courant à celui d’un récit, qu’il soit chorégraphique, conté, chanté, visuel… C’est un espace où l’enfant découvre un adulte singulier, l’artiste qui « joue » pour de vrai. C’est peu commun pour un tout-petit de rencontrer un adulte pris au jeu, dans une écriture poétique et ludique contenante, sans injonction, sans conducteur pédagogique. La forme artistique est évidemment importante, mais l’alchimie du spectacle pour se vivre, a aussi besoin de ce moment où l’on est tous rassemblés, au même niveau, dans cette fabrique d’histoires et de souvenirs communs.
Cette expérience sensible d’un récit partagé et d’un vécu commun avec les autres enfants, les parents et les professionnels, va soutenir une expérience émotionnelle, un regard sur le monde, en un mot va permettre une transmission culturelle. Un tout-petit ne connaît pas encore les codes du spectacle. Il assiste à la représentation d’un événement qui s’inscrit en lui, sans que l’adulte puisse présumer de ce qu’il en restera. Si l’adulte se laisse surprendre avec l’enfant, s’il se débarrasse de ses présupposés ou d’une intervention trop pédagogique, alors il peut se passer de très belles choses, étonnantes et profondes pour l’enfant.
Cet espace spectaculaire de la transformation et de la métaphore, de l’apparition et de la disparition, produit une expérience et une mémoire que nous adultes ne maîtrisons pas. On ne sait pas ce qui se passe vraiment pour l’enfant. Sa perception du spectacle gardera toujours son mystère… Lorsqu’un tout-petit réagit, reprend des gestes de l’artiste, vocalise, voire se met en mouvement, nous voyons se construire dans l’immédiateté de la représentation son propre jeu en écho à celui de l’artiste, et au-delà sans doute, dans cette réaction/interprétation, se construire un certain type de rapport au monde, le sien.
Comment réunir toutes les conditions de bonne réception d’une proposition artistique ?
WS : L’enfant est très sollicité lors d’une représentation. Il découvre un nouveau lieu qui l’accueille, le théâtre, ou voit son espace quotidien se transformer en lieu de représentation. Il est donc important en amont et en aval de cette rencontre « hors du commun » de penser l’accueil pour installer une connivence, instaurer un climat d’écoute. L’intérêt de l’enfant est souvent lié à l’authenticité de présence des artistes, à l’étrangeté de leurs propositions, au plaisir de la surprise… La rencontre se déroulera d’autant mieux si l’accueil peut être pensé et construit conjointement par la structure et les artistes.
Cette transition créatrice est un passage vers le spectacle lui-même. La considération du « temps d’après » le spectacle est aussi importante que l’accueil. Il me semble juste en effet de signifier et d’accompagner la fin de la représentation, voire de prévoir un temps de respiration où certains artistes aiment à se rendre disponibles pour une rencontre avec les enfants et avec les adultes. C’est souvent l’occasion de mettre des mots sur ce qu’ils viennent de vivre pour eux-mêmes et avec les enfants.
La résidence de création en structure petite enfance est un dispositif d’observation de la matière artistique avec le tout-petit. Est-ce un temps privilégié pour ajuster une proposition artistique très jeune public ?
W.S : Une résidence de création en crèche permet un temps d’exploration de la matière artistique, dans un aller-retour, un échange créatif entre les propositions de l’artiste et ce qu’elles suscitent en retour chez les très jeunes enfants.
L’artiste part du postulat que de ces interactions, émergeront pour lui des éléments de formes, de séquences artistiques construites, mais aussi les prémices de dispositifs scéniques. Élaborer une forme « in situ », dans les lieux de vie du tout-petit, nourrit l’artiste et le met lui aussi en état d’éveil. Une écriture s’élabore par étape dans cette expérience de terrain. C’est pour l’artiste un moyen de vérifier son cheminement créatif et d’ajuster sa création à la réceptivité du très jeune public.
L’adhésion et l’engagement de l’équipe dans ce projet sont nécessaires et partie prenante de ce dispositif de création. Dans un cadre posé par l’artiste, se croisent les regards et les points de vue des adultes qui observent les réactions spontanées des enfants dans les interactions artistiques : se connaître, s’apprivoiser, réagir aux propositions sont autant d’échanges qui viennent vivifier l’écriture qui s’élabore.
Les spectacles se déroulent désormais aussi bien dans les lieux d’accueil du tout-petit que dans les théâtres. Les crédits de soutien à la création très jeune public et à la diffusion suivent-ils cette tendance ?
WS : Au début des années 90 le spectacle vivant est entré dans les structures petite enfance et dans les médiathèques. Le protocole d’accord de 1989 entre le Ministère de la culture et le Secrétariat d’État à la Famille visant à promouvoir les actions d’éveil culturel et artistique en direction de la petite enfance, a suscité l’éclosion dans le monde artistique, de nombreux projets de création pour les tout-petits. Dans cette dynamique,
de plus en plus de lieux de diffusion culturelle ont inscrit ces propositions dans leurs programmations.
La prise en compte de l’éveil artistique et culturel du tout-petit s’incrit dans les projets et les préoccupations des acteurs de la petite enfance, mais aussi de nombreux artistes et d’acteurs culturels.
Dans les festivals entre autre, la progression des propositions artistiques et culturelles très jeune public est sensible. De nombreuses manifestations dédiées à la petite enfance se développent. À contre-courant de cet accès culturel élargi au public des tout-petits et de leur famille, les réductions budgétaires qui s’amplifient limitent les aspirations et les réalisations des équipes. Dans ce contexte de crise économique, les critères financiers deviennent trop souvent prépondérants au détriment des choix artistiques et de la richesse des projets.
Aujourd’hui, les nombreux échanges que nous pouvons avoir au quotidien avec les professionnels de la petite enfance, des médiathèques et des structures culturelles sont des temps de réflexion autour d’une conviction commune : le spectacle est une formidable occasion d’émancipation individuelle et collective des tout-petits et de leur famille dans la vie sociale, il doit être accessible à tous, dès le plus jeune âge. La conviction également qu’il ne doit pas être une marchandise que l’on choisirait avant tout sur des critères économiques.
Faire venir un spectacle est un événement ! Reste toujours à trouver un juste équilibre entre l’exigence de qualité et la contrainte de gestion…
En ces temps de grandes incertitudes, la rencontre avec la création résonne tout autant dans le champ de l’élargissement des publics que dans celui de la prévention sociale. Les tout-petits ne portent-ils pas cette dimension créative d’un monde à venir. À nous de la cultiver avec eux…
• Propos recueillis par Hélène Kœmpgen
Résidence de création en crèche à Arcueil, spectacle La danse des bois.
Véronique His, chorégraphe – Jaime Flor, danseur.
Danse de la randonnée par Jaime
Bruit des feuilles, des branches qui craquent ; courir d’un arbre à l’autre. Les feuilles s’envolent, retombent. Jaime tourne et dessine son espace, sa maison au bord de la forêt. Sensations : repos, jeu avec la peur, la chute, équilibre… Les enfants sont invités dans l’espace de danse. Temps suspendu… Ils sont encore dans l’après-spectacle, propice à la rêverie. Face à eux Jaime, l’homme qui danse… sur le sol, à leur niveau, mobile.
Nicolas s’approche : roulade au sol, mouvements en miroir de Jaime, dialogue silencieux qui, en confiance, se construit sous nos yeux. L’accord est plus profond que la simple imitation du geste. Nicolas reproduit le langage du corps en une improvisation singulière. Les autres enfants restent sur le tapis, spectateurs. Chacun semble saisi par ce qui se joue à ce moment-là.
3 mois plus tôt…
Les enfants alternent temps d’observation et d’action. Le climat de disponibilité, instauré par Véronique His, permet à chacun de s’engager dans le jeu, sans pression. Les professionnelles de la crèche sont surprises par les réactions des enfants, surtout celles de Nicolas. La communication n’est pas facile avec cet enfant, la période est difficile, Nicolas pleure souvent. L’équipe est attentive à la verbalisation. L’arrivée d’un nouveau langage artistique prend le pas sur la parole. L’échange s’établit sur un autre mode, celui du mouvement.
Dès la 2e rencontre, l’éducatrice de jeunes enfants a constaté que Nicolas allait mieux. Dans les échanges quotidiens, la relation devient plus facile. Lors des échanges dansés, sa timidité dépassée, il s’investit vraiment. Le dispositif préparé par Véronique His (marquage au sol créant un espace de danse et un espace plus ouvert) permet une circulation entre le dedans et le dehors, ce qui pour Nicolas devient source de jeu : il explore à distance, dans un lien de confiance.
Rencontre avec le danseur…
Improvisation sur le thème des appuis avec de la musique : jeux au sol, au mur, sur 2 mains, 1 main, 2 pieds, 1 pied, la tête, une épaule. Jaime mélange les combinaisons à l’infini… C’est un moment fort que les enfants observent, concentrés. Nicolas investit ces appuis dans un joyeux partage d’énergie, il cherche à jouer avec le danseur et se saisit de tout ce qu’il voit. Il laisse libre court à sa créativité spontanée, expérimente des mouvements.
Dans les rencontres suivantes, avant même le début des échanges, Nicolas joue des propositions du danseur : appuis, saut, chutes… Un dialogue de mouvements s’établit entre eux. Nicolas investit des éléments de chorégraphie, en prenant des risques, dans l’espace et dans la force. Il s’agit pour la chorégraphe de tenir compte de l’état émotionnel de l’enfant et de travailler avec le danseur la manière d’établir une distance.
Paroles de la directrice : « Nicolas est entré dans la créativité de la danse en dépassant le mimétisme. »
… du danseur : « J’ai senti un écho de la part de Nicolas qui avait une vraie liberté dans l’espace. Je me suis adapté ; je ne le voyais pas forcément, mais je le sentais dans l’espace, pas du tout inquiet, spontané. »
… de l’éducatrice de jeunes enfants : « le danseur n’était pas dans la recherche du contact, dans le fusionnel. Cela a permis à ce petit garçon d’être bien. Avant, il pleurait beaucoup, attendait que la journée passe, que sa maman revienne le chercher… »
• Notes de travail – Wanda Sobczak
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