Qualité des livres, qualité des lecteurs, qualité des lectures ? Et si la lecture partagée agissait comme un lait nourricier de nos imaginaires… Dominique Rateau, présidente de l’Agence quand les livres relient, éclaire ces questionnements.
Enfance et Musique : Vous avez développé avec d’autres une longue expérience d’actions et de réflexions sur la rencontre des albums, des bébés et des familles qui permet désormais une analyse qualitative de ces moments partagés. Que pourriez-vous en dire aujourd’hui ?
Dominique Rateau : Nous lisons des albums avec des tout-petits de moins de trois ans et leurs familles depuis plus de trente ans. Nous proposons – ce mot est très important – des rencontres autour d’albums que nous choisissons, non pas en fonction d’un quelconque âge biologique mais parce qu’ils nous intéressent et que nous avons envie d’en partager la lecture. Nous allons au devant de tous, n’importe où, nos interventions ont toujours été préparées avec les équipes qui travaillent habituellement dans les lieux. Parfois les parents sont directement présents, comme dans les salles d’attente de consultation de Protection Maternelle et Infantile (PMI), mais ce n’est pas toujours le cas. Nous devons alors inventer des façons de partager avec les parents ce que nous avons vécu avec leurs tout-petits. Nous allons partout où se trouvent de très jeunes enfants. Nous allons aussi à la rencontre de plus grands et aussi d’adultes. Nous allons en priorité vers des personnes en risque d’exclusions ou en position d’attente ou d’enfermement… mais pas seulement. Nous ne demandons aucune identité et ne sélectionnons personne… Où que nous soyons, nous nous adressons à tous. D’abord nous disons bonjour, qui nous sommes et ce que nous proposons, parfois nous lisons ensemble et toujours nous observons. Nous privilégions l’adresse à chacun, même s’il y a beaucoup de monde autour. Grâce à nos observations et parce que nous avons partagé nos analyses, nous avons forgé des connaissances. Désormais nous savons que tous les tout-petits s’intéressent aux mots, aux voix, aux albums, aux histoires et aux images dès leur naissance. Nous savons aussi que les adultes présents s’en émerveillent et s’interrogent.
La lecture partagée permet de tisser des liens avec l’autre. Quels sont les talents des bébés dans ce domaine ?
Nous, les humains, sommes des êtres de langage. Des êtres de narration. Notre besoin de récits est vital. J’ai pris réellement conscience de cela au début des années 80 quand j’exerçais le métier d’orthophoniste-thérapeute du langage et de la communication en institution spécialisée. J’ai été amenée à lire à voix haute des albums, du théâtre, de la poésie, des documentaires… à des groupes d’enfants, qui avaient déjà 8 ans et bien davantage et qui n’arrivaient pas à apprendre à lire. C’est-à-dire, selon mes convictions de l’époque, à apprendre le code de la lecture afin de devenir lecteurs… Au mieux ils comprenaient le processus de décodage, mais cela en restait là… Pour les attirer vers les livres et la bibliothèque de l’institution, je suis allée lire à voix haute dans leurs classes et j’ai fait cette découverte fabuleuse : les enfants les plus en difficulté et les plus agités – y compris ceux en grandes difficultés psychiques – écoutaient très attentivement et j’ai eu la très agréable sensation que mon récit les nourrissait, entrant en eux par tous les pores de leur peau. Un silence profond inhabituel et une attention conjointe accompagnaient ces moments que je vivais comme étant magiques.
C’est là que j’ai pris conscience que jamais ces enfants ne pourraient devenir des lecteurs autonomes si on ne nourrissait pas d’abord leurs imaginaires et leurs possibilités de mettre en mots leurs éprouvés : il fallait d’abord leur donner beaucoup de mots et de récits avant de leur demander quoi que ce soit d’autre. Et c’est aussi à ce moment-là que j’ai eu l’intuition que quelque chose de très important se passait dans la toute petite enfance. En cherchant des théories qui viendraient soutenir mes intuitions j’ai découvert mon texte fondateur sur le sujet des livres et des tout-petits. Un article de René Diatkine, Marie Bonnafé, Jacqueline Roy avec la participation de Cécile Camus et Claudia Brandao publié en 1986 dans le numéro XXIX de la revue Psychiatrie de l’enfant et qui avait pour titre « Les jeunes enfants et les livres ». Ils y relataient la création d’A.C.C.E.S et les premières actions.
Je ne développerai pas ici pourquoi mais j’étais déjà convaincue que le bébé est une personne. Un petit être à la fois fort et fragile, très dépendant des soins de ceux qui l’entourent mais acteur de son développement.
Au fil de mes expériences, des réflexions partagées, des rencontres, de certaines lectures fondatrices et je citerai volontiers Danièle Bouvet, Marc-Alain Ouaknin et Alberto Manguel, j’ai acquis une conviction : nous sommes tous nés lecteurs. La lecture, c’est-à-dire la possibilité de donner sens aux signes, est une nécessité vitale qui nous permet de tisser des liens. Nos cinq sens en éveil, nous lisons d’abord toutes sortes de signes qui peuvent être un courant d’air, des sourcils froncés, un changement d’intonation, une voix qui déraille, un changement de lumière… Cette lecture est un art. Un art de l’interprétation. Elle est première.
Le tout-petit est lecteur dès sa venue au monde. Voilà pourquoi nous disons désormais « lire avec un tout-petit » et non plus « lire à un tout-petit. » Comment encourager ce talent ? Si ce tout-petit rencontre des albums et des lecteurs d’albums, il va enrichir et cultiver ses capacités innées de lectures. Voilà pourquoi nous lisons ensemble des albums que nous aimons.
Qu’est-ce qu’un album ? Un « bel » album ?
Il y a différentes définitions de ce qu’est un album ! J’aime beaucoup celles de François Ruy-Vidal, de Christian Bruel, de Thierry Magnier… J’ai envie de dire qu’un album n’est pas un livre illustré. Dans un album tout raconte : les mots imprimés, les images, la matière des images, la mise en page, la typographie, les couleurs… La pliure du livre fait lien et séparation. Les artistes y jouent avec le cadre. Le lecteur qui décrypte le code lit les mots imprimés mais chacune des personnes présentes (quel que soit son âge, son niveau scolaire ou la langue qu’elle parle) lit les images à son rythme, à sa façon.
Donc deux lecteurs se rencontrent. Nous lisons le même album, mais nous ne lisons pas la même histoire, ce qui est vrai pour n’importe quelle œuvre littéraire. Pour n’importe quelle œuvre artistique d’ailleurs.
Les albums que nous préférons sont ceux qui offrent plusieurs niveaux de lecture. Comme dit Marie Manuellian, fondatrice du premier salon des bébés lecteurs à Quétigny : « Tous les livres ne se valent pas » ! Mais nous sommes d’accord pour dire que nous pouvons tout lire. Puisque devenir lecteur c’est devenir critique… Nous restons vigilants sur le sujet du choix des albums. Nous avons commencé à partager la lecture d’albums à une époque où aucun éditeur ne publiait de livres à destination des moins de trois ans. Certains d’entre eux se sont engouffrés dans ce nouveau marché sans rien connaître, ni aux albums, ni aux tout-petits.
Il faut donc choisir. Lire beaucoup d’albums, demander conseil à certains bibliothécaires, à certains libraires et ne pas avoir peur de nous laisser surprendre par le choix des enfants. De toutes façons notre seul objectif est de leur permettre de rencontrer des albums, toutes sortes d’albums… Nous n’avons aucune obligation de résultat ! C’est-à-dire que nous n’avons pas pour but de séduire. Notre mission est de permettre à tous de rencontrer le meilleur de la production. Je ne crois pas du tout à cette notion de livres pour les petits. Chaque lecteur est unique et singulier.
Nous passons beaucoup de temps à échanger et à discuter sur les albums, et nous ne sommes pas toujours d’accord et c’est tant mieux ! L’important est de passer du temps à choisir. À force d’expériences, nous avons un certain œil et puis nous avons constitué nos classiques, ceux qui nous rassurent où que nous allions !
Quels sont les acteurs de la lecture ?
Spontanément, j’ai envie de dire que nous sommes tous acteurs de la lecture !
Notre association, l’Agence quand les livres relient est née officiellement en 2004, mais dès juillet 2000, la Fondation du Crédit Mutuel réunissait à Paris un certain nombre d’associations qui partout en France travaillaient à la rencontre des adultes, des très petits enfants et des albums.
Notre première action commune a été la réalisation d’une publication coordonnée par Lis avec moi (La Sauvegarde du Nord) et que nous avons intitulée : « Quand les livres relient, le livre et le tout-petit ». Depuis 15 ans, l’Agence réunit, au sein d’un réseau national actif et engagé qu’elle a créé et qu’elle anime, des individus, associations, structures institutionnelles du monde du livre, de la culture, de la petite enfance et de l’enfance, de la création, de l’éducation, de la santé et du soin… Tous ont en commun de vouloir, par leurs actions, favoriser dès le plus jeune âge et tout au long de la vie une expérience littéraire. L’Agence est partenaire du dispositif national Premières Pages. Elle a également participé activement aux missions de Sylviane Giampino et de Sophie Marinopoulos. Aujourd’hui, nous sommes convaincus que le nouveau protocole d’accord sur l’éveil artistique et culturel des jeunes enfants signé en 2017, et pour lequel Enfance et Musique a beaucoup travaillé, pourrait permettre le développement d’un regard respectueux et bienveillant à la fois sur les arts, les artistes, les petits, leurs familles… Je vous le disais, je considère que la lecture est un art, mise également au travail dans toutes les approches et tous les langages artistiques. C’est pour cela que nous sommes tous acteurs de la lecture !
Notre monde est désormais numérique et la circulation des mots, des images, des sons est rapide, permanente, sans limite. L’arrivée des téléphones portables et des tablettes bouleverse nos vies et notre rapport au temps, à l’espace, aux autres. Dans ce contexte, nous souhaitons que la politique d’éveil artistique et culturelle des tout-petits et des familles se développe plus vite et avec beaucoup de respect, d’alliances, de confiance en l’expérience de ceux qui travaillent sur ces sujets depuis plusieurs décennies.
L’Agence quand les livres relient vient de coordonner un numéro de la revue Spirale publiée par Érès qui sortira en mai 2020 avec pour titre Cultivons les bébés ! Nous voulons encore et toujours réfléchir et agir avec les différents acteurs pour trouver les moyens d’inscrire les arts et la culture au cœur de la vie des tout-petits et de leurs familles. De tous ! Tranquillement et dans le respect du rythme de chacun.
•Dominique Rateau – Hélène Kœmpgen
1 – A.C.C.E.S : Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations, créée en 1982. https://www.acces-lirabebe.fr
2 – La parole de l’enfant sourd, Danièle Bouvet, PUF, Fil rouge, 1982
3 – Bibliothérapie – Lire c’est guérir, Marc-Alain Ouaknin, Seuil, La couleur des idées, 1994 – Une histoire de la lecture, Alberto Manguel, Actes Sud, 1996, traduction Christine Le Bœuf
• Au-delà des langues : lire, parler, chanter avec le tout-petit et ses parents, coll. L’Agence en Actes, n°1, en partenariat avec la Ville d’Angers, le programme EnJeu(x) et l’association Toile d’éveil, septembre 2019 (disponible en ligne)
• Les tout-petits, le monde et les albums, coll. Mille et un bébés n°154, Éd. érès, 2018
• L’Agence quand les livres relient, coll. Mille et un bébés n°124, Éd. érès, Toulouse, 2012
• Lire à voix haute des livres à des tout-petits, coll. Mille et un bébés n°84, Éd. érès, Toulouse, 2006
Créée au printemps 2004, l’Agence quand les livres relient rassemble individus, associations, structures institutionnelles au sein d’un réseau national actif et engagé qu’elle a créé et qu’elle anime. Tous mettent la lecture et les albums de littérature jeunesse au centre de leurs actions et de leurs recherches. Tous ont en commun de vouloir, par leurs actions, favoriser dès le plus jeune âge et tout au long de la vie une expérience littéraire.
Jour après jour, l’Agence anime son réseau. Lieu ressource, espace de réflexion et d’échanges, l’Agence organise ou accompagne l’organisation de journées d’étude interprofessionnelles partout en France et anime son séminaire Babil-Babel. Elle coordonne des ouvrages collectifs publiés aux Éditions érès et construit des partenariats en lien avec les institutions et organismes impliqués dans son champ : l’éveil culturel et artistique du jeune enfant, les enjeux des lectures partagées, la place des parents, la prévention de l’illettrisme, la lutte contre les exclusions sociales et culturelles…
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