Musicienne formatrice à l’association Enfance et Musique depuis plus de quinze ans, la transmission de la culture et des arts en général, puis plus particulièrement aux jeunes enfants, est un sujet autour duquel se sont articulées ma vie professionnelle et personnelle. Très jeune, ces questions m’ont entraînée à aller voir « ailleurs », dans d’autres lieux et d’autres cultures. J’ai pratiqué la musique et la danse, et vécu au quotidien avec des familles en Indonésie, en Inde ou au Maghreb.
Je pense aujourd’hui que les questions qui m’ont mise en mouvement se résument en une seule : qu’est-ce qui, malgré nos différences, nous établit en tant qu’humain et fait notre communauté d’humanité ?
En ma qualité de formatrice à Enfance et Musique, je travaille dans différents lieux et quartiers, à la rencontre de familles de cultures et d’origines diverses. À chaque fois, il s’agit d’un projet original, imaginé avec les professionnels, pour rejoindre les familles dont les enfants ne sont pas scolarisés : musique dans la salle d’attente d’une consultation de PMI ou « rencontre musicales parents-enfants » dans une Maison de quartier, un Accueil parents-enfants ou un Centre d’hébergement d’urgence. Les familles viennent pour chanter et jouer avec des instruments proposés aux parents comme aux tout-petits ; ces moments musicaux prennent différentes formes, selon le lieu et les objectifs des professionnels. Mon objectif est toujours de transmettre aux familles le plaisir et le désir de chanter, jouer des sons, retrouver les chansons de leur enfance pour les transmettre à leur tour à leurs enfants, et de donner aux professionnels les compétences pour continuer eux-mêmes ces propositions musicales. Lors de ces actions, à chaque fois que cela est possible, nous enregistrons les chansons apportées par chacun (parents ou professionnels) et les reportons sur un CD qui est redonné aux familles.
L’association étant implantée en Seine-Saint-Denis, la plupart des actions ont été menées dans ce département particulièrement multiculturel, ainsi qu’en Ile de France. Le texte qui suit est le fruit de ces expériences multiples et des réflexions qui les ont accompagnées.
Le tout-petit est avide « d’amour, de lait mais aussi de signes, d’échanges de signes et de contacts porteurs de sens » nous rappelle Tony Lainé. Ces signes peuvent être des sensations et des émotions partagées, des regards échangés, des paroles adressées à l’enfant. Le langage musical fait partie de ces signes porteurs de sens. La chanson en particulier, composée de mots portés par une mélodie, un rythme, une forme, et la voix de celui qui l’interprète, accompagne l’enfant dans la construction de sa pensée et la découverte du monde.
Le chant est une forme musicale universelle. Même si les textes et les mélodies s’expriment différemment selon les langues, il y a des formes que l’on retrouve presque partout : la forme « berceuse » pour une relation ou un moment particulier avec l’enfant ; la forme « couplet /refrain » que l’enfant va rapidement repérer ; la forme « comptine » basée sur le rythme et la sonorité de la langue. Dans la plupart des cultures, la chanson aussi se fait jeu à partager entre l’adulte et l’enfant : jeux de petites bêtes et de chatouilles, jeux de doigts, de mains et de toucher (Minette, chatounette ), jeux corporels (Bateau sur l’eau , À cheval ) où l’enfant expérimente son corps dans l’espace, la peur, sa confiance en l’adulte, la perte et les retrouvailles. La chanson raconte quelque chose à l’enfant, de sa vie ou de celle des adultes qui l’entourent ; elle peut dire et mettre en scène des éléments du vécu de l’enfant, comme la séparation dans Les petites marionnettes où les mains disparaissent pour réapparaître l’instant d’après, comme le fait la mère dans la vie de l’enfant.
Enfin, grâce à son langage poétique, soutenu par sa mélodie, sa forme particulière, elle nous parle au-delà des mots et permet de dépasser les barrières de la langue.
Chanter pour un enfant, c’est s’adresser à lui en particulier, le considérer comme une personne. Les jeunes mères sont souvent émerveillées quand elles découvrent leur tout petit bébé à l’écoute, les yeux fixés sur celui qui chante. « Mais, ça l’intéresse ! » s’est exclamée l’une d’entre elles toute surprise.
Lorsque, pour différentes raisons, il est difficile de s’adresser à un enfant, ou lorsque celui-ci n’a pas accès à la parole, la chanson a cet avantage qu’elle n’attend pas de réponse ; c’est une « parole » offerte pour le plaisir. L’enfant, tout comme l’adulte d’ailleurs a la liberté de la recevoir à sa manière.
La mélodie et les paroles d’une chanson sont d’abord portées par une voix qui, comme le dit si poétiquement le psychanalyste et compositeur Philippe Grimbert, fait le lien entre l’avant et l’après sa naissance :
« Avant même de naître, l’enfant perçoit, sous une forme musicale, la rumeur du monde et les messages qui lui sont adressés. Un embryon de chanson, serait-on tenté de dire : sur la rythmique du cœur murmure la ligne de basse de la voix paternelle et, flottant sur cet accompagnement comme une invitation au sens, se développe la mélodie de la voix maternelle. Lorsqu’enfin, l’enfant voit le jour, ses parents déposent tout naturellement, sur cette portée déjà en place, leurs paroles accueillantes et lui adressent la première chanson de son histoire, une chanson d’amour. Viennent alors, berceuses, comptines, inventions chantées pour rythmer la vie quotidienne : les premières années de la vie de l’enfant sont décidément musicales. »
Les chansons aident le petit enfant à mettre en forme et à exprimer ses émotions : leurs textes mettent des mots sur ce qu’il ressent pendant que la mélodie de la voix et les bras de l’adulte qui chante l’aident à contenir et à donner sens à tout ce qui le traverse. Bain de sons et de langage, elles font entrer l’enfant dans la langue avec des paroles autres que le langage utilitaire. Chantées et rechantées à l’infini, dans des constructions qui laissent une large place à la répétition, l’enfant puise dans ce qu’elles racontent les éléments de repères qui l’aident à affronter une situation. En voici quelques exemples :
– Lors d’une berceuse (qui peut être aussi bien une chanson élaborée qu’un « lalala » improvisé), l’adulte module sa voix : il en ajuste spontanément l’intonation, le volume, la dynamique, le rythme pour se mettre au diapason de la tonicité et de l’état émotionnel du bébé à qui elle est adressée. Parfois aussi, de nouveaux mots, un nouveau texte, inspirés par la situation du moment, viennent se poser sur la mélodie, construisant ainsi petit à petit une chanson particulière dédiée à cet enfant.
– Une chanson comme la famille tortue, qui peut sembler bien anodine pour un adulte : « Jamais on n’a vu, jamais on ne verra la famille tortue courir après les rats, le papa tortue et la maman tortue et les enfants tortue iront toujours au pas » donne l’image de la famille et de la stabilité familiale. Pour l’avoir beaucoup chantée, dans de nombreux contextes, je me suis rendue compte que cette image archétypale de la famille occidentale, papa, maman, les enfants derrière, bien « rangés », parle à tous les enfants même à ceux dont la famille, n’est pas à cette image. L’enfant parfois la complète à sa manière : il peut aussi y mettre les frères et sœurs ou des oncles et tantes, cousins ou amis…
– La chanson Le Petit chat triste, qui évoque la séparation, peut être demandée par un enfant dont la mère est absente ; même si au début, il lui arriver de pleurer quand on la lui chante, il la redemande souvent, encore et encore, et petit à petit, finit par s’apaiser. La chanson lui permet de contenir son émotion, car il construit inconsciemment, avec elle, une pensée autour de l’absence, mais aussi du retour assuré, de sa mère. La chanson, et l’adulte qui la chante, aideront l’enfant à contenir son anxiété, il pourra la redemander autant de fois qu’il en aura besoin.
Souvent, pour les adultes, le fait de partager des chansons pour son enfant, dans un lieu de vie sociale, contribue à faire ressurgir, par l’émotion qu’elles suscitent, les comptines et autres jeux chantés de leur propre enfance, à en reconnaître la valeur et à en soutenir la transmission.
Mais nombre de jeunes parents, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, disent ne pas connaître de chansons. Cependant si l’on se met à chanter ou même parfois simplement à évoquer : Frère Jacques, Au clair de la lune, Fais dodo, etc., bien des fois, paroles et mélodies, ressurgissent.
L’échange en groupe dynamise ce travail de mémoire : « plus on chante, plus il y a de chansons qui reviennent » témoignait une femme du quartier de la Goutte d’or à Paris.
La dimension du groupe permet aussi de redonner vie et valeur à ce qui est transmis. Combien de fois des parents chantent quelque chose sans avoir pleinement conscience de la beauté de la mélodie ou de la poésie du texte. Ces petites perles se révèlent lorsque d’autres, adultes ou enfants, s’émerveillent et adoptent la chanson. Dans un accueil parents-enfants, une maman nous livre, de manière anodine, ce jeu de doigts : « le bœuf, la vache, celui qui les détache, celui qui les mène aux champs et le tout-petit qui sauce la bouillie dans la sente du lit… sauce, sauce petit, sauce, sauce petit ». La poésie du final, avec un texte un peu énigmatique a frappé tout le monde. Il y a comme un « effet révélateur » du groupe. La maman a alors retracé l’histoire de ce jeu de doigt : une grand-mère du Berry qui faisait ce jeu de doigt à ses petits-enfants lorsqu’ils étaient malades.
Retrouver une chanson de notre propre enfance, découvrir la place qu’a, en chacun de nous, ce qui nous a été transmis, ce qui a été « engrangé » pendant ce temps de la petite enfance et qui est toujours présent et encore actif, en retrouver l’émotion, donne souvent envie aux adultes de la transmettre à leur tour. Dans une salle d’attente de PMI, je chante une chanson en soninké pour une mère et son bébé. Le soninké est la langue maternelle de cette maman ; elle est très émue et touchée d’entendre cette chanson dans ce lieu. Dans la discussion qui s’ensuit, elle me précise que son mari est bambara et me demande si j’ai aussi des chansons en bambara ; je lui chante alors la berceuse bambara que je connais. Quelques semaines plus tard, c’est le papa que nous voyons arriver avec le bébé, je lui chante la berceuse bambara, il est extrêmement ému et nous explique ensuite que sa femme l’a envoyé à la PMI pour qu’il se rende compte de ce qu’elle avait ressenti.
Une autre fois, c’est une mère qui a interpellé d’autres parents avec ces mots : « si nous ne chantons pas, si nous ne racontons pas des histoires de chez nous, nous oublierons toute notre culture, nous ne pourrons plus rien transmettre à nos enfants ».
Et lorsqu’un parent donne une chanson, c’est souvent l’occasion de rechercher, de dire, d’où elle vient, comment cette chanson est arrivée jusqu’à lui, qui la lui chantait et dans quelles circonstances. Ensemble, on essaie de la traduire, de la comprendre (certaines comptines ou chansons d’enfants même en français sont bien énigmatiques) ; de plus il y a ce que le texte dit mais aussi ce que chacun y entend.
En avançant dans ces collectes de chansons, je me suis aperçue qu’une partie du répertoire se retrouve dans de nombreuses langues comme Frère Jacques qui se chante en français, arabe, swahili, tamoul, créole, chinois, turc… sur un texte à l’identique ou totalement différent. Ou la mélodie de Ah, vous dirais-je maman, sur laquelle vient aussi Quand trois poules vont aux champs ; elle donne en anglais : Twinckle, twinckle little star et toujours sur le même air, bien d’autres chansons en turc, tamoul, coréen… Il y a aussi tous les parallèles que l’on peut faire avec les jeux de doigts, jeux de petites bêtes, comptines, sauteuses. Ce répertoire commun permet de faire des ponts, de passer d’une langue à l’autre, ou même de chanter en canon à plusieurs langues. C’est souvent pour les familles l’occasion aussi de parler de la place de la langue maternelle.
La question de la langue et du répertoire des familles est d’ailleurs à aborder avec délicatesse pour ne pas prendre le risque d’assigner les personnes à une langue, une culture, une « origine ». Lorsque l’on demande à des parents s’ils ont des chansons de leur répertoire familial, cela doit rester ouvert, aussi bien au dernier disque qu’ils auraient emprunté à la médiathèque et écouté avec leur enfant, qu’à une chanson transmise par leur grand-mère. Certaines personnes vont entrer très facilement et avec plaisir dans des propositions de chansons dans une langue de la famille alors que d’autres, parfois, ont plus de mal à le faire ou n’en éprouvent pas le désir à ce moment-là.
Lorsque cela est possible, c’est souvent moi, qui commence à chanter dans la langue d’un parent, il est alors plus facile pour lui de me rejoindre, ou de chanter ensuite une autre chanson de son répertoire dans sa langue. Il faut dire cependant que ce n’est pas facile car c’est une partie de soi et de l’intimité familiale qui se dévoile.
Au départ, devoir apprendre des chansons dans des langues inconnues peut sembler difficile ou inquiétant pour les professionnels qui se lancent dans ces projets ; mais les appréhensions tombent souvent, lorsque l’on prend conscience qu’il est surtout question de plaisir des sons, de mélodie des langues, de jeux partagés et non de l’apprentissage d’une langue. Il n’est pas forcément très grave de ne pas chanter parfaitement le texte car les personnes sont sensibles à ce que l’on ait fait l’effort d’apprendre la chanson dans leur langue, elles qui, parfois, peuvent aussi avoir des difficultés à maîtriser notre langue. Et si les adultes ont parfois du mal à s’approprier les chansons, les enfants, eux, entrent facilement dans ce « jeu des langues ».
Grâce à cette atmosphère d’écoute, de confiance et de respect, les enfants prennent tranquillement ce qu’ils ont à glaner dans ces jeux de passage d’une langue à l’autre, ils expérimentent pour eux-mêmes la valeur de chaque langue et peuvent aussi se prendre de passion soudaine pour une chanson dans une langue inconnue, langue familiale d’un petit copain par exemple. Ainsi, dans une école maternelle de la Courneuve, où un travail sur le répertoire dans les diverses langues des familles a pu se faire dans quelques classes, un petit garçon pakistanais a transmis une chanson en soninké à toute l’école à force de la chanter dans les escaliers et dans la cour de récréation. Et c’est un autre petit garçon, très fier, qui est venu me voir pour me souffler à l’oreille : « C’est la langue de ma maman ».
C’est parfois l’instrument qui vient faire ressurgir la culture familiale : un père jouant merveilleusement du balafon (xylophone d’Afrique noire), des femmes d’Afrique du Nord s’accompagnant au bendhir (tambour sur cadre) ou à la darbouka (autre instrument à peau), une mère d’origine indienne découvrant des bracelets de grelots « de chez elle » et qui nous parle de bharata natyam (une des danses de l’Inde)… Des souvenirs d’enfance remontent et se partagent car des bracelets de grelots du même genre s’utilisent aussi en Afrique de l’Ouest, et le bendhir n’est pas joué pour les mêmes occasions dans toutes les régions du Maghreb.
La musique fait appel à un autre registre que celui de la parole du quotidien, elle dépasse les barrières de la langue, elle permet la relation là où les mots manquent. Dans une salle d’attente de PMI, une grand-mère, une mère et deux enfants attendent. Quand la mère et les enfants sont dans le cabinet médical, je vois que la grand-mère, restée seule, est très tendue ; elle est cambodgienne et ne parle pas du tout français. Je chante alors pour elle une courte chanson cambodgienne, n’osant pas trop insister car je ne sais quels souvenirs cela peut faire remonter en elle. Cependant, à partir de ce moment, nous la sentons plus à l’aise, elle prend une paire de maracas et en joue puis avec un appeau, elle entre « en dialogue » avec un enfant, au bout d’un moment, elle est totalement transformée et se déplace, souriante, et très à l’aise, dans la salle d’attente.
Lorsque, à l’occasion de « rencontres musicales », un groupe de parents et d’enfants se constitue, le partage de chansons est généralement l’élément constitutif du lien entre les familles. Parfois venues de milieux sociaux extrêmement divers, des familles qui auraient eu peu de chance de faire connaissance ont noué des relations fortes. Comme le disait une mère participant à des rencontres musicales : « Le fait que l’on échange des chansons de notre famille, avec d’autres, je trouve cela super ; nous sommes ici avec nos petits, et le chant nous permet de nous ouvrir aux autres naturellement ; il n’y a pas de difficulté à aller vers l’autre. » ou une autre mère des mêmes rencontres renchérit « on se connaît « malgré » nous, on se parle ». À leur façon, en apportant des éléments de leur culture familiale, ils sont acteurs de la construction, d’une culture commune vivante.
Dans un monde où les adultes sont très absorbés par le quotidien, souvent pressés, il est bon de retrouver ensemble le goût et le plaisir de chanter avec et pour son enfant, de se donner le temps de partager avec lui des chansons de sa propre enfance, de l’observer et de jouer. Le temps de s’émerveiller devant l’écoute d’un tout petit bébé buvant les sonorités et les paroles d’une chanson. Le temps du rêve, de l’imaginaire, et de la poésie, qui permettra plus tard à l’enfant de penser le monde et sa place dans ce monde, de s’inventer un futur…
Margotte Fricoteaux
Musicienne formatrice de l’association Enfance et Musique
1 – In Psychanalyse de la chanson – Les belles lettres Archimbaud,1996.
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