C’est l’histoire de V. (W, X,Y, Z…) un jeune homme de 17 ans mal dans sa peau, en rupture d’école, égaré.
Depuis 3 mois, V. nous1 rejoint tous les mercredis après-midi dans une maison de quartier où j’anime un atelier d’écriture et de théâtre. Il nous a observés quelques temps et il m’a approchée un jour où je proposais d’écrire.
Avant de prendre le stylo, je propose aux jeunes d’écrire à voix haute, de s’entraîner avec les mots, de se les mettre en bouche : décrire le lieu dans lequel ils se trouvent, faire son portrait, énumérer ses qualités, ses défauts, ses envies, dire ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas…
« Y a un truc…(un porte-manteau) avec des… » Y a un mur… Y a une porte…(il y en a plusieurs) Des chaises avec un truc… (un banc) « J’suis…grand… j’ai des Nike… », « J’ai… des poches.. un blouson », « J’aime pas l’école… », « J’sais pas… rien… » « J’aime pas ma sœur… »
Oralement il y a plus de gesticulations, de silences et d’embarras que de mots.
Avant d’écrire je reprécise ma présence dans ce cadre: je suis auteur et je m’intéresse aux mots, pour eux-mêmes, pour leur sens, leur sensualité, leur musicalité pas pour l’orthographe.
Je propose de faire des listes : les mots plus beaux, les plus drôles, les plus tristes qu’ils connaissent… puis de les relier et d’en faire une histoire, belle, triste ou drôle, rimée, en alexandrins, etc… Un travail exigeant.
Ecrire à la manière de Jean Tardieu : « Un mot pour un autre » . Les adolescents écrivent d’abord un récit qu’ils transforment ensuite en changeant un mot, une lettre, une syllabe… Les adultes présents écrivent aussi.
L’exercice a un grand succès, tous ces jeunes qui savent à peine lire et écrire ont un plaisir fou à décortiquer les mots, à les démonter, à en changer le sens en retirant une seule lettre, à en inventer d’autres…
Ils aiment aussi lire leur texte à voix haute, fiers de leurs trouvailles et des retrouvailles avec leur fantaisie d’antan, quand ils découvraient le langage et qu’ils jouaient avec les sons et les mots.
Le texte de V. : « J’ai rendez-vous avec une fille dans un café à la gare du nord, je lui ai apporté des fleurs » est devenu : « J’ai rendez-vous avec une bille dans un paquet à la mare du nord, je lui ai apporté du beurre. » Il était heureux comme un enfant qui a reçu un nouveau jouet, il s’amusait avec son propre langage.
A la fin de l’atelier, pour me dire qu’il aimait écrire, V. avait retrouvé ses phrases invertébrées aux mots saccadés et exténués.
A l’écrit les mots sont plus nombreux et plus riches, ils s’alignent facilement et deviennent des phrases pleines d’idées, de poésie, d’espoir.
Les jeunes sont devant la feuille blanche comme devant un puits sans fond qui les amène à une introspection silencieuse; une descente en soi à la recherche d’une mine de mots qu’ils ont escamotés volontairement ou qu’ils n’ont pas l’occasion de dire au quotidien, mais qui sont là, en attente, innombrables.
J’ai un avantage sur Molière et Corneille, je suis un auteur vivant. Pour ces jeunes, le théâtre est écrit par des morts dans une langue étrangère . Ils peuvent critiquer et commenter mes textes, lire d’autres auteurs vivants, écrire leur propre texte et le jouer.
Tous les mercredis j’arrive avec un nouveau thème d’improvisation: le changement, les tyrans et les esclaves, les bébés, l’avenir, l’autre… je propose des situations à jouer seul ou à plusieurs.
La difficulté pour les jeunes est de jouer sans caricaturer. Ils ne connaissent de l’acteur que le jeu des « comiques » à la télévision qu’ils appellent « théâtre. »
La difficulté pour moi est de leur faire entendre ce qu’est la sincérité au théâtre.
Pour que le public s’émerveille devant un paysage imaginaire, il faut que le comédien soit émerveillé et convaincu de la beauté du paysage sinon il ne sera pas convaincant. Je leur dis que la sincérité il faut la trouver en soi, elle est en soi. Qu’ils jouent la colère, la peur, l’amour, ils doivent être sincères et généreux , sinon il n’y a pas de théâtre.
Les adolescents essaient de « bien faire », ils cherchent, ils ricanent, ceux qui regardent rient aussi, mal à l’aise.
Quand ils trouvent « l’accent » juste et qu’ils sont « vrais » dans la situation à jouer, le silence qui suit est « spectaculaire ». C’est le moment palpitant de la découverte du trésor, le moment magique où chacun sait, chacun sent que quelque chose d’important vient de se jouer en jouant. Il y a un grand bien-être général. Une véritable détente.
Un après-midi où j’ergotais sur « la justesse des sentiments », V. riait beaucoup avec les autres, ils avaient du mal à se concentrer, tout était prétexte à rire.
J’ai alors proposé de dire seulement un mot, n’importe lequel, celui qui vous passe par la tête et qu’on dit avec amour, c’était la consigne : avec amour.
Le mot n’a pas d’importance, c’est l’intention qu’on a en le disant qui compte.
On peut dire une table de multiplication avec amour.
Ils essayaient les uns après les autres, c’était fabriqué, tout sonnait faux.
J’ai insisté sur « l’endroit » en eux où il y a de l’amour pour jouer avec sincérité et rencontrer le public, le « toucher ».
V. est monté sur scène, il m’a regardée en face pour la première fois et il a dit « maman ». Il a parlé à voix haute et claire avec beaucoup de douceur. Son émotion était visible, la nôtre aussi, la surprise et l’émotion des adolescents spectateurs très intenses. Après quelques instants de flottement je lui ai demandé de recommencer pour voir si ce n’était pas le « hasard »; au théâtre , à chaque représentation, les comédiens disent leur texte comme s’ils étaient en train de l’inventer. V. a répété « maman » comme la première fois avec en plus un sourire. Un long silence a suivi. C’était la fin de l’après-midi.
Le mercredi suivant la mère de V. nous a rendu visite, elle voulait connaître « ces gens » dont son fils parlait beaucoup, elle voulait savoir ce qui se passait de si important pour lui dans ce lieu.
Le mercredi d’après V. est venu nous dire bonjour et nous annoncer qu’il commençait une remise à niveau scolaire qui serait suivie d’un stage de formation professionnelle : vente et commerce.
Joëlle Rouland
Auteur, metteur en scène
Mai 2005
1 – Association « PASSAGE » : dans un lieu ouvert des artistes et une psychanalyste accueillent des jeunes de 12 à 18 ans.
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