des questions sur une pratique artistique encore jeune…
Mon parcours de musicienne, spécialisée dans la petite enfance, m’a amenée à créer et interpréter des spectacles pour les tout-petits depuis plus de quinze ans. À mes débuts, j’ai rencontré nombre de déconvenues quant au déroulement des séances : pleurs d’enfants, adultes peu disponibles, public deux fois plus nombreux que prévu, légère pénombre au lieu de l’obscurité demandée…
Ces difficultés, dues à notre inexpérience à tous, artistes, programmateurs, accompagnateurs, s’expliquaient par la nouveauté de cette proposition : le mot « spectacle » associé aux mots « pour les tout-petits » ne signifiait pas la même chose pour chacun.
Aujourd’hui, il est évident pour moi que la réussite d’un spectacle dépend non seulement de sa qualité artistique mais aussi de la manière dont les enfants sont accueillis et accompagnés par les adultes qui le lui proposent. En particulier, je souhaite réaffirmer que les spectacles pour les tout-petits ne sont pas une activité,
ou un produit, de plus à consommer mais une rencontre avec l’art destinée à procurer bonheur et profondeur.
Présenter des spectacles à des enfants de moins de trois ans est une proposition culturelle relativement récente qui remonte à une vingtaine d’années. Des artistes se sont adressés à un public de plus en plus jeune avec l’idée que l’enfant peut rencontrer l’art dès son plus jeune âge.
Cette initiative est à replacer dans son contexte historique : au XXème siècle, notre regard sur l’enfant change. Des pédagogies nouvelles, prenant en compte son développement, voient le jour. Sur le plan artistique, des méthodes dites actives, proposent une autre approche de la musique, de la danse ou de la peinture et des metteurs en scène se passionnent pour le théâtre jeune public.
Avec la psychanalyse, le bébé devient un « sujet » à part entière. On se souvient du formidable écho de l’émission diffusée à la télévision, en 1984, « Le bébé est une personne ». Les réalisateurs Daniel Karlin et Bernard Martino font découvrir au grand public que le bébé est doué d’émotion et de sensibilité : on peut parler, jouer, échanger, regarder le monde avec lui. Dans cette dynamique, des initiatives pionnières en matière d’éveil artistique sont lancées par des personnes, des associations, voire des lieux culturels : « Enfance et Musique » pour la musique et « ACCES » pour le livre en 1981, la scène nationale « La ferme du Buisson » qui présente, dès 1987, les premiers spectacles pour bébés.
Associée au projet d’Enfance et Musique depuis sa création, j’ai eu la chance de participer à ces innovations. Cette expérience m’a apporté une grande connaissance du monde des tout-petits, mais elle m’a aussi appris que toute proposition artistique en direction de la petite enfance posait d’emblée la question de la transmission culturelle. La rencontre avec l’art pour un très jeune enfant n’a de sens que si les adultes qui l’entourent partagent un minimum d’idées communes sur le sens qu’ils donnent à cette proposition : à quel âge un enfant est-il capable d’être vraiment spectateur ? Est-il pertinent de lui proposer d’assister à un spectacle sans ses parents ? Existe-t-il une différence de perceptions entre l’enfant et l’adulte ? Et même, peut-on parler d’art à propos de ces premières représentations ?
Pour répondre à ces questions, il faut d’abord définir les spécificités du spectacle vivant.
Parmi toutes les expressions artistiques, le spectacle vivant a la particularité d’être un moment éphémère. Tout se joue devant nos yeux, les artistes sont là, en vrai, sur scène, le public aussi. Le spectacle n’existe pas sans le public. Le spectacle est un moment collectif, où chacun se rend disponible pour l’aventure. Chaque représentation est différente. Le public réagit, les artistes aussi. Dans l’interstice du spectacle, le temps s’arrête. Mais on ne sait jamais à l’avance comment la magie va opérer. Il y a toujours une part d’inconnu, qui crée du suspens.
Du spectacle, on en accepte la convention : tout est « en faux », mais on a envie d’y croire ; on sait que le comédien n’a pas le même prénom sur scène et dans la vraie vie ; que les arbres du décor sont en papier ; et on a peur pour le jongleur qu’il rate son numéro ! De tous, on applaudit la performance, car ils sont là devant nous, en vrai, en chair et en os.
Quand nous allons au spectacle, nous avons envie d’être surpris et émus. Nous aimons aussi ressentir des sentiments opposés, comme de la joie et de la tristesse, un sentiment de plénitude et de fragilité… Cette mise en mouvement de sentiments parfois contradictoires, nous fait du bien.
La psychanalyste Annick Eschapasse1 explique à ce propos que notre attirance pour l’œuvre d’art serait liée à un effet cathartique d’une part, et à une émotion esthétique d’autre part. Cet effet cathartique, nous le vivons quand « ça nous parle », ça parle de nous, et ça réveille en nous quelque chose d’intime. L’émotion esthétique serait l’expression de cette sensation de bonheur que l’on peut éprouver devant la qualité artistique, sensation qui nous renverrait à la plénitude de la toute petite enfance, période de la vie où le manque ne serait pas encore apparu.
Cette rencontre avec soi-même, c’est un autre qui l’a déclenchée. Par son œuvre, l’artiste exprime quelque chose dans un langage qui n’est pas celui du quotidien mais qui est « parlant ». Est-ce la distance produite par l’utilisation de ce langage artistique qui libère notre capacité à être réceptif ? C’est sans doute ce décalage qui déclenche notre capacité de pensée et de rêverie, processus intime au prix duquel nous restons présent au monde de façon singulière.
La rencontre avec l’art nous la vivons chacun de manière différente : selon notre histoire, notre culture, notre personnalité, ou le moment de la rencontre. Quelquefois, nous ne sommes pas touchés. Il n’y a pas d’écho. Affaire de goût dit-on souvent. Pas assez de surprise, ou au contraire, trop d’étrangeté. On dit que ça a à voir avec la culture, que plus on connaît un domaine artistique, plus on est à même de l’apprécier, qu’il faut une familiarité avec le langage utilisé. C’est vrai et pourtant je crois qu’on peut aussi être touché en n’ayant aucun bagage culturel reconnu. On peut aussi tout à coup être submergé par l’émotion. Il n’y a plus de distance possible, plus d’émoi esthétique, plus de plaisir. L’écart ne fonctionne plus.
Nos sentiments sont différents selon le spectacle choisi ; nous ne réagissons pas de la même façon face à un divertissement, l’exploit d’un acrobate, une pièce de théâtre contemporaine, ou un concert de rock. Le spectacle vivant englobe des genres très différents avec leurs spécificités et leurs rituels. Il y a le contenu – ce qui s’y joue – et le contenant – ce qui le met en valeur - : le cirque, avec son chapiteau, sa musique, son Monsieur Loyal, et ses numéros d’artistes ; le spectacle de danse accompagné de musique ou de silence, son espace et ses lumières ; le théâtre avec son décor et son texte, incarné par des acteurs en costume. Le spectacle pour enfants connaît le même nombre de variantes, et de genres, que celui pour adultes.
Emmener un très jeune enfant au spectacle n’a de sens que si notre motivation profonde est d’avoir envie de le lui faire découvrir dans toutes ces dimensions. Sans penser à tout ce que cela apporte de surcroît, ni à l’éducation obligée du spectateur de demain. « On ne va pas au spectacle pour apprendre mais pour prendre ! » comme le dit Joëlle Rouland !
L’état de petit enfant est un mystère dont nous gardons peu de souvenirs. Même si le monde de la petite enfance est l’objet de meilleures connaissances largement divulguées, ce tout-petit est un être qui nous échappe encore. De lui, de ses pensées, nous parlons avec nos mots, conscients que ceux-ci ne correspondent pas complètement à ce que nous voudrions décrire.
L’enfant est « spectateur » du monde qui l’entoure bien avant d’aller au spectacle pour la première fois. Il découvre, observe, crée, apprend, comprend par tous ses sens, et il exige de son environnement une attention toute tournée vers lui. Cette appropriation sensorielle est sa façon d’être spectateur-acteur. S’il n’a pas encore la parole pour s’exprimer, et ne peut pas disserter sur le sens de ce qu’il voit et ressent, le tout-petit est « parlant » par son corps, son tonus, ses mouvements, sa voix, ses regards que nous tentons d’interpréter. Par exemple, ses silences révèlent-ils une grande attention, de l’inquiétude, de la sidération ?
Le très jeune enfant a-t-il pour autant la capacité d’être spectateur, c’est-à-dire d’accepter les rituels et les conventions du spectacle ? Se poser la question revient à se demander s’il a la capacité de pensée et de rêverie, s’il peut « comprendre » le sens du spectacle qui se déroule devant lui, lui qui vit essentiellement dans l’immédiateté de l’instant. Mais est-il nécessaire de comprendre pour être touché par un spectacle ? C’est d’abord notre imaginaire qui y est mis en mouvement et l’enfant a une très grande facilité à naviguer entre les sensations de son monde intérieur et les sollicitations du monde extérieur. Il sait très tôt quand c’est « pour de vrai » ou « pour de faux », quand on joue à faire semblant ! Les jeux de nourrice et les jeux de doigts sont là pour le prouver : « Bateau sur l’eau » ou « La petite bête qui monte » ou « Toc-toc Monsieur Pouce » sont déjà des petites saynètes. Les enfants acceptent d’y croire, comme au théâtre. Quant à la compréhension, ils sont sensibles à des textes surréalistes comme « Une souris verte ». Sans en chercher le sens, ils savourent le rythme des mots, leurs sons, la matière sonore et sans doute, les sujets que ces comptines sous-entendent. La différence avec le spectacle, est que le jeu qui s’invente dans ces chansons est dans l’interaction avec l’adulte. Le point commun en est l’activation de l’imaginaire !
Quand on parle du tout-petit et du spectacle, la question de son âge se pose généralement. Instinctivement, pour déterminer cet âge, beaucoup se réfèrent à des compétences liées à la maturité de l’enfant. Pour certains, c’est la capacité de l’enfant à reconnaître l’autre comme étranger (vers 8 mois) qui est nécessaire. Pour d’autres, c’est l’acquisition de la marche, comme possibilité autonome pour l’enfant de sortir s’il en éprouve le besoin. Pour d’autres encore, ce serait l’acquisition du langage, signe de la capacité à penser, à comprendre et à pouvoir parler de ce qu’on a vu et ressenti. Ou bien, ce serait la capacité à comprendre la convention de l’art comme langage symbolique. D’autres diront qu’il faut laisser les bébés tranquilles : le théâtre de la vie est déjà si riche dans les premiers mois…
Je crois que la question n’est pas seulement celle de l’âge de l’enfant mais aussi celle du sens et du plaisir que cela représente pour l’adulte d’emmener un enfant au spectacle. Paradoxalement, la difficulté vient plutôt du fait qu’en proposant des œuvres créées pour un âge précis, on induit l’idée que l’enfant en a besoin. D’où le hiatus : le désir de l’adulte n’est plus de transmettre un moment de plaisir mais une obligation de spectacle pour que son enfant ne rate aucune proposition éducative ! Il m’est toujours difficile d’entendre au cours d’une représentation, le déni de la peur d’un enfant, les menaces faites à celui qui perturbe, ou les félicitations de bonne conduite à l’issue du spectacle… Comme de jouer pour des rangées de bébés assis dans leur transat, au premier rang, observés par des adultes qui ont l’air d’assister à une expérience de laboratoire !
Parler du spectacle pour les tout-petits, amène donc à évoquer le désir des adultes de mettre en œuvre cette proposition, c’est-à-dire leur vision de l’enfance et de l’intérêt de rencontres avec l’art et les artistes pour le très jeune enfant. Car si l’enfant est au spectacle c’est parce que des adultes ont pensé que c’était bon pour lui !
Ainsi, tous les adultes réunis autour de cette aventure ont une responsabilité : l’artiste, le programmateur et l’adulte qui accompagne l’enfant.
Créer pour le tout-petit est un défi, qui appelle à la créativité, et pour lequel il n’existe aucune recette, aucun truc. Sans doute, s’adresser à un très jeune public n’a de sens que si, quelque chose en soi est sensible à cette période de la vie. Cela n’a pas de rapport avec l’âge de l’artiste ; pour certains, cette sensibilité, qui donne envie de s’adresser à l’enfant, peut être d’actualité toute la vie. C’est la présence en soi de cette part d’enfance qui permet d’inventer quelque chose qui parle à l’enfant.
L’artiste qui choisit de créer des spectacles pour le très jeune enfant doit prendre en compte le fait que ce dernier ne va pas en respecter les conventions comme un adulte : il n’attend pas la fin du spectacle pour exprimer son ressenti. Il vit le spectacle qui se déroule devant lui comme une suite d’instantanés mais il a aussi besoin de temps pour y entrer. S’il ne comprend pas tout, il est cependant sensible à tout ce qui est « parlant » sans avoir les moyens de s’en protéger… Jusqu’où alors la création de l’artiste en sera-t-elle contrainte ? Dans les mots « créer pour », il y a toujours l’idée d’une commande, d’un espace de liberté délimité. Dans cette alchimie entre création artistique et adéquation à un public précis, le travail n’est pas tant de cibler sa création que d’inventer un langage et une forme artistique « adaptés ».
L’artiste a besoin de créer quelque chose qui ait du sens pour lui et pour l’enfant. Les contraintes qu’il se donne dépendent de ses représentations de l’enfance. Celles-ci sont naturellement reliées à sa propre enfance, mais elles sont aussi faites de ses observations, de ses connaissances sur le tout-petit, et de ses projections plus ou moins conscientes. Si, à l’extrême, l’idée qu’il se fait d’un enfant se résume à ce qui lui manque pour être un spectateur adulte, ou inversement, s’il idéalise l’état d’enfance, l’artiste risque de produire une création convenue qui n’intéressera que lui. L’artiste signe en quelque sorte un double contrat : écrire une création remarquable et ne pas négliger l’enfant auquel il s’adresse.
Si l’artiste sait d’avance qu’il est face à un public imprévisible et fragile, la réussite de la représentation dépend également de l’accueil fait aux spectateurs, de la disponibilité des adultes à partager cet instant avec les enfants, de la façon dont elle aura été préparée, de la valeur donnée à cet événement par tous les adultes impliqués… Une séance avec des très jeunes spectateurs et des adultes demande une grande capacité d’anticipation et d’adaptation.
Le programmateur est celui qui choisit le spectacle et le public auquel il le propose. C’est lui qui accueille les artistes et le public. Il prend la responsabilité de proposer une œuvre qu’il apprécie à un public qu’il connaît parce que cette rencontre a du sens dans son projet.
Une particularité des spectacles pour les très jeunes enfants, est leur programmation par des lieux très divers : théâtres mais aussi crèches, PMI, centres sociaux, hôpitaux, MJC, bibliothèques…
Hormis les structures culturelles, accueillir un spectacle dans ces différents lieux reste souvent exceptionnel ; leurs responsables ne mesurent pas toujours les enjeux du spectacle vivant tant dans sa dimension artistique, que dans les spécificités de cette rencontre pour un public si jeune. Leurs motivations se heurtent parfois aux exigences de cette proposition, et il peut y avoir incompatibilité entre le projet du lieu et le projet de l’artiste.
Pourtant, dans certains lieux familiers des enfants, dont les adultes choisissent ensemble de rompre avec le quotidien, la rencontre peut être forte. Même si les conditions techniques ne sont pas optimales, le spectacle peut exister grâce à l’acceptation tacite du public pour se laisser emporter dans l’imaginaire proposé par l’artiste. Peut-être même que les imperfections du décor ou de l’éclairage rendent la représentation plus proche du monde des enfants dans lequel l’imaginaire part de presque rien…
Les théâtres qui programment des spectacles pour la toute petite enfance sont encore trop rares. Pour eux aussi ces séances sont souvent exceptionnelles et ce public inhabituel. Ils ne réalisent pas toujours l’importance de l’accueil et de l’accompagnement de ces spectateurs d’un genre nouveau : des enfants, bien sûr, mais aussi de nombreux adultes, qui n’ont pas choisi de venir pour eux-mêmes mais pour l’enfant et qui, souvent, ne fréquentent pas régulièrement les théâtres. Leur attitude pendant le spectacle est pourtant déterminante pour que l’enfant se sente tranquille et autorisé à en profiter !
Ce manque d’habitude conduit souvent à des situations difficiles. L’artiste a parfois du mal à faire entendre que ses exigences sont liées à son propos artistique : nombre de spectateurs, rapport entre l’espace du spectacle et celui des spectateurs, moyens techniques nécessaires. Et inversement, les programmateurs peuvent avoir du mal à faire entendre aux artistes que le sens de leur projet culturel peut valoir la peine de certaines concessions.
Mon expérience personnelle m’incite à prendre contact avec le lieu qui me programme ; évoquer et régler les problèmes techniques, parler des exigences liées à mon spectacle sont l’occasion d’un échange et permet de partager ce qui nous est commun dans le sens donné à ce projet.
Programmer c’est avoir envie qu’un spectacle soit vu par d’autres parce qu’on aime le parti pris de l’artiste, son univers, son jeu, et parce qu’on pense qu’il intéressera le public auquel on l’adresse.
Bien évidemment, la qualité du spectacle est indispensable. Qualité à propos de laquelle tout le monde ne partage pas forcément le même avis. Et dont l’absence est plus facile à expliciter que la présence. Au-delà de « j’aime » ou « je n’aime pas », les critères d’un bon spectacle sont difficiles à énoncer, d’autant plus que cette qualité, on la juge pour un autre que soi, qui est le très jeune enfant. À ce qui fait, pour chacun, la qualité d’un spectacle, s’ajoute ce qui, à nos yeux, serait adapté à cet âge de la vie !
Le premier critère mis en avant par des personnes qui travaillent avec de très jeunes enfants est celui de son adaptation au public visé, tandis que les structures culturelles privilégient la qualité du langage artistique. On peut regretter qu’il n’y ait pas plus de liens entre les lieux de la petite enfance et les structures culturelles pour partager leurs compétences et confronter leurs exigences afin de construire ensemble une politique culturelle plus riche.
Les structures de l’enfance sont souvent démunies pour faire leur choix devant l’afflux des propositions qu’elles reçoivent. Elles n’ont pas toujours le temps de se déplacer, et sont rarement invitées dans les théâtres pour découvrir le travail des artistes. Or, choisir un spectacle est une responsabilité qui demande d’être averti de ce que l’on propose. S’il connaît le spectacle qu’il invite, le programmateur pourra donner suffisamment d’informations aux adultes, qui, à leur tour pourront préparer cet événement auprès des enfants.
Pour moi, le rôle de l’adulte qui accompagne l’enfant est primordial. Sa présence pendant le spectacle est indispensable. Pour se laisser aller au plaisir d’être spectateur, le tout-petit a besoin d’un adulte familier qui le soutienne dans cette rencontre avec l’inattendu. « Jouer implique la confiance dans l’environnement, et la capacité d’être seul en présence de l’autre » explique Winnicott. Il en va de même pour la capacité à être spectateur.
À ses côtés avant, pendant et après le spectacle, l’adulte permet que ces bouleversements qu’on propose à l’enfant ne soient pas insensés. C’est en en partageant cette aventure avec lui, qu’il transmet la valeur qu’il donne à cet événement, et l’inscrit dans une pratique culturelle. Il va lui « apprendre » à être spectateur en lui faisant découvrir les conventions que tout public respecte.
L’investissement des adultes (ce qui soutient leur désir) est donc un paramètre important dans cette aventure. Le sens que l’accompagnateur donne à cette proposition culturelle – et qu’il transmet à l’enfant – dépend de son expérience avec le spectacle vivant, et de sa relation à l’enfance. Souhaite-t-il lui proposer une nouvelle invention indispensable à son bon développement ? La découverte d’un enrichissement ? Et si l’enfant perturbe ou préfère partir, l’adulte est-il prêt à accepter cet imprévu sans le vivre comme une déception narcissique ?
À l’inverse, il peut penser que son rôle se limite à l’accompagnement physique, sans mesurer l’importance de sa présence ou en craignant d’être démuni si l’enfant pleure, bouge ou se manifeste bruyamment. Enfin, accompagner un enfant c’est être présent à deux spectacles : celui de l’enfant spectateur et ce qui joue sur scène. Or pour l’enfant, être témoin du saisissement des adultes qui l’entourent pendant le spectacle est sans doute la meilleure façon d’apprendre à être spectateur.
Mais, cet adulte, qui est-il par rapport à l’enfant ? Dans la majorité des cas, c’est un professionnel de la petite enfance. Les parents sont rarement invités. Pourtant, réfléchir à la place donnée aux parents me semble indispensable. Si ce n’est pas lui qui accompagne l’enfant au spectacle, il est nécessaire qu’il soit informé de son contenu, du sens de ce projet et qu’il puisse en discuter. Gageons que l’enfant dont les parents ont investi cet événement, se sentira davantage autorisé à vivre ses émotions pendant le spectacle. Parfois, les professionnelles des lieux de la petite enfance invitent les parents. Créer du lien à l’occasion d’un spectacle demande une réflexion et une préparation car, pour chaque enfant, la cohabitation entre sphère familiale et espaces de vie sociale peut engendrer des difficultés.
Les séances « tout public » que les théâtres destinent aux familles, sont rares. Et dans les faits, elles accueillent des spectateurs
appartenant à un certain milieu socioculturel. Bien que l’investissement des adultes qui accompagnent les enfants soit assuré, ces séances sont souvent repérées comme plus dissipées que celles où les enfants sont accompagnés par des professionnels de la petite enfance. Pourtant, beaucoup d’artistes et de programmateurs sont attachés à cette proposition. Cette préférence traduit-elle le sentiment que le rapport à l’art et la construction de références esthétiques auraient plus à voir avec l’intimité de la famille ? Serait-il préférable que l’adulte accompagnateur appartienne à son environnement familial pour que cette proposition, qui touche à l’intime et à l’émotion, ait du sens pour un tout-petit ? Cette question ne doit pas être éludée ! Même si elle est déroutante, elle nous interroge sur le sens de l’art, le rapport entre l’enfance, l’imaginaire, et la création artistique.
Parce qu’il pose la question de la transmission culturelle, le spectacle est au carrefour des relations entre espace familial, espace social, culture, art et éducation. À sa manière, créer un spectacle pour les très jeunes enfants participe de cette utopie d’un accès à la culture pour tous. Comment donner une place à la rencontre avec l’art dans notre société ? Comment garantir que ce qui s’y passe soit authentique ? Répondre à cette question demande à tous les acteurs d’oser inventer, questionner, douter et chercher des réponses en prise avec notre société.
Emmener un très jeune enfant au spectacle, c’est lui transmettre une pratique culturelle, une rencontre avec un art : le spectacle vivant. Du côté de l’artiste, c’est faire partager une expérience qui aide à vivre. Avec le désir que cette expérience fasse écho
en chacun quelle que soit son histoire. Mon utopie est de croire que jouer des spectacles aux très jeunes enfants peut les rendre plus « intelligents » !
Agnès Chaumié
Musicienne, chanteuse
Formatrice à Enfance et Musique
1 – Annick Eschapasse – Association Arcréation-Mot de Passe – Conférence faite lors de la journée professionnelle du Printemps des tout-petits le 22 mai 2006 à Rosny sous bois.
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