Un bébé n’existe pas sans sa mère nous dit D.W. Winnicott1. La mère dont il est question ici est à entendre au sens large, comme l’environnement proche de l’enfant. En effet, l’être humain est un être de langage et de relation, et, dès sa naissance, son immaturité nécessite un autre secourable.
Si l’on compare le déroulement de la naissance d’un petit mammifère (veau, poulain ou chevreau par exemple) et celle d’un petit humain, on constate de grandes différences : dès la mise bas, le petit d’animal doit se dresser seul avant que sa mère n’intervienne. Elle le laisse accomplir cette tâche sans aucunement chercher à l’aider. Quand enfin il est debout, elle le lèche longuement. Alors il va chercher les mamelles pour téter. Il prouve ainsi, par sa capacité à se dresser seul, qu’il est un individu viable, capable de pérenniser l’espèce.
Le petit humain, lui, est bien incapable d’une telle performance. Il naît après neuf mois de gestation, la taille de son crâne ayant atteint la taille maximale pour passer par les voies naturelles. Il poursuit donc sa croissance à l’extérieur du ventre maternel. N’étant pas mature, il a besoin de mains secourables pour l’accueillir et le maintenir en vie. Il a besoin d’un autre pour être nourri, réchauffé, endormi, apaisé (pensons à toutes les berceuses qui existent dans toutes les cultures). Il entre en relation par le toucher, la parole, le regard. Il a besoin qu’on le considère comme un interlocuteur, de ressentir qu’on lui manifeste de l’intérêt pour être soutenu dans son désir de vivre.
Après la naissance, la mère est dans un état psychique particulier que Winnicott appelle la préoccupation maternelle primaire : elle est préoccupée par son bébé. Cela lui permet d’interpréter les manifestations corporelles et les cris de son enfant. En s’identifiant à lui, elle tente d’apporter une bonne réponse à ce qu’elle imagine des besoins de ce corps qui crie. Ces réponses suffisamment adaptées donnent à l’enfant une sensation de continuité d’être, malgré la disparition de tout ce qui le protégeait in utero. Dans ce nid protecteur, il ne ressentait, en effet, aucune tension causée par ses besoins vitaux. Nourri de façon continue, maintenu à température constante, il baignait dans le liquide amniotique qui lui procurait en permanence une sorte de massage de son enveloppe corporelle.
Les nouvelles sensations, provenant de la faim ou de tout autre mal être, viennent faire effraction dans le ressenti corporel du tout-petit qui, jusqu’ici, était probablement sans heurt… Et les réponses justes assez bonnes de sa mère lui donnent l’illusion qu’à tout besoin correspond une réponse adaptée. Cette moisson d’expériences bonnes et soutenantes dont le nourrisson s’imprègne lui donne une sensation de sécurité nécessaire à sa construction psychique.
Cette illusion de toute puissance, décrite par D.W. Winnicott, est donc suscitée par le maternage de la mère, par cette capacité à faire enveloppe autour de son enfant par ses bras, son regard, ses mots2, à le toucher, le caresser, le manipuler, lui donner des soins3 et à lui présenter le monde c’est-à-dire son environnement et d’abord elle-même. Les réponses à ses besoins arrivant au bon moment, voire même parfois de façon légèrement anticipée, quand le besoin se fait sentir, donnent au bébé l’illusion que c’est lui même qui crée la réponse. Que le besoin crée l’objet.
Après deux ou trois mois vient le temps où la mère, prenant de l’assurance, commence à sentir que l’enfant est en capacité de supporter l’attente des réponses à ses besoins ; elle va soutenir cette satisfaction différée, cette frustration de ne pas être comblé immédiatement, par la parole. Ce temps d’attente accompagné par des mots, permet à l’enfant de se remémorer le temps où il était tout puissant, où il pouvait, comme par magie, faire venir l’objet désiré et apaisant. Ce sont les prémisses de la créativité chez l’être humain : par la pensée, la remémoration, le bébé devient capable de se représenter cet objet absent, – dans l’immédiat – mais présent dans sa mémoire. Françoise Dolto évoque la capacité du bébé à présentifier sa mère par ses vocalises et, en effet, il fait l’expérience qu’elle apparaît alors. Mais si l’attente est trop longue, cette capacité créative à supporter la frustration s’effondre.
Françoise Dolto fait la distinction entre besoin et désir : en tant qu’éducateur d’enfant nous devons répondre aux besoins du corps et de sécurité de l’enfant, mais nous n’avons pas à chercher à combler ses désirs. Il est important de reconnaître le désir de l’enfant, mais pas de le satisfaire ; le soutenir lui permet de préciser son désir et de se confronter à la réalité dont le principe est d’être limité.
C’est au sujet, l’enfant en l’occurrence, de tenter d’aller vers l’accomplissement de son désir, par la créativité.
Cette période de la relation mère-enfant nourrit l’image de chacun des deux partenaires. La mère se trouve renforcée dans son rôle, dans son image de bonne mère, et le bébé, sécurisé, se trouve, lui aussi sans doute, renforcé dans l’idée qu’il est le centre du monde… maternel ! Mère et enfant semblent pris dans un mouvement infini de narcissisation mutuelle.
Pour faire évoluer cette « fusion » mère-enfant, cette fonction maternelle nécessaire au développement de l’enfant dans les premiers mois de sa vie, il est nécessaire qu’il y ait l’intervention d’un tiers, que l’on appelle la fonction paternelle, le père symbolique. Le père vient, en quelque sorte, rappeler à la mère qu’elle est aussi femme. L’éloignement de la mère, ses absences ponctuelles dans la réalité, mais aussi à lui-même, invite l’enfant à regarder vers ce père, si intéressant pour la mère, à se tourner vers cet ailleurs, à s’ouvrir vers l’extérieur, vers la culture.
Une mère qui a en elle la capacité à se sentir manquante, à chercher à l’extérieur ce qui lui fait défaut, est une mère qui porte en elle de la fonction paternelle. C’est sa capacité à laisser la place à l’autre qui permet l’ouverture vers l’extérieur. Le père est le premier médiateur de cette rencontre ; il vient entre l’enfant et sa mère introduire l’ordre symbolique qui est la base de la structuration du monde : présence/absence, jour/nuit…
Les pratiques culturelles et artistiques, levain de la créativité du sujet
D.W. Winnicott explique que toutes les manifestations culturelles au sens large (les coutumes, les rituels, les religions, quelle que soit la culture) sont des créations humaines pour interpréter le monde ou imaginer des réponses à des sensations venues du monde interne, organique (faim) ou psychique (tensions liées à la frustration).
La créativité serait cette capacité à inventer ses propres représentations du monde. L’être humain est maintenu vivant par des pulsions de vie, (amour, haine…) soutenues et humanisées par le langage. Les objets culturels sont des occasions proposées, inventées, pour mettre en forme et dépasser ces pulsions. L’enfant porte en lui, en germe, des capacités créatrices. C’est en soutenant sa capacité à supporter le vide, le manque, en mettant à sa disposition des médiations culturelles (livres, musiques, chansons…) que l’adulte l’aide à supporter la frustration.
L’enfant qui naît a déjà un vécu sensoriel. Celui-ci s’est construit à partir d’expériences sensibles (bruits de la vie quotidienne, musiques et chansons écoutées et chantées par et autour de sa mère, voix de sa famille…) référées à son milieu culturel familial et social qui constituent le cœur de cette nidation culturelle, dont parle Tony Lainé. Elle sera complétée par d’autres éléments apportés au fur et à mesure des différentes rencontres, tissant un réseau d’enveloppes culturelles.
Ces différentes rencontres culturelles et artistiques à travers les récits, les chansons, les musiques, les spectacles vont nourrir l’imaginaire de l’enfant, cet espace particulier d’émerveillement, de rêverie, entre réel et imaginaire. Espace psychique de repos et d’élaboration, il est lié, noué, par le sens contenu symboliquement dans ces médiations. Ce temps gratuit est nécessaire à l’être humain pour lui permettre d’exercer, d’exprimer sa créativité, pour faire face et supporter l’insoutenable du réel.
La société d’aujourd’hui ne soutient pas les adultes dans leur « fonction paternelle symbolique ». Comme une mère toute puissante, dévorante, elle remplit et propose tout, tout de suite, maintenant. L’immédiat, l’illimité. C’est une incitation permanente et effrénée à la consommation d’un monde prétendument inépuisable ! Tentative pathétique et illusoire de boucher l’angoisse du vide, du manque.
Il est pourtant urgent et important de proposer à l’enfant de différer ses satisfactions, de lui faire confiance dans ses capacités à attendre. Un adulte qui dit non à un enfant, et qui assume lui-même son manque, lui signifie qu’il fait confiance en sa capacité à supporter l’attente, à survivre à la colère de la frustration, en sa créativité pour inventer une issue supportable à son insatisfaction. Permettre à l’enfant de vivre sa colère et de la surmonter, sans que l’adulte lui-même ne s’effondre, lui permet de grandir et de s’humaniser.
Véronique CAILLARD
Psychanalyste
Formatrice à Enfance et Musique
1 – Donald Woods Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais (1897 – 1971) connu pour sa capacité à allier l’observation des enfants à une réflexion analytique poussée et originale.
2, 3 – Ce que Winnicott appelle le holding, le handing et la présentation de l’objet.
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