La question politique est une question esthétique, et réciproquement : la question esthétique est une question politique. J’emploie ici le terme « esthétique » dans son sens le plus vaste. Initialement, aisthésis signifie sensation, et la question esthétique est celle du sentir et de la sensibilité en général.
Je soutiens qu’il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension politique de son rôle. L’abandon de la pensée politique par le monde de l’art est une catastrophe.
Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent « s’engager ». Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans la question de la sensibilité de l’autre. Or la question politique est essentiellement la question de la relation à l’autre dans un sentir ensemble, une sympathie en ce sens. Le problème du politique, c’est de savoir comment être ensemble, vivre ensemble, se supporter comme ensemble à travers et depuis nos singularités (bien plus profondément encore que nos « différences ») et par-delà nos conflits d’intérêts.
La politique est l’art de garantir une unité de la cité dans son désir d’avenir commun, son individuation, sa singularité comme devenir-un. Or un tel désir suppose un fonds esthétique commun. L’être-ensemble est celui d’un ensemble sensible. Une communauté politique est donc la communauté d’un sentir. Si l’on n’est pas capable d’aimer ensemble
les choses (paysages, villes, objets, œuvres, langue, etc.), on ne peut pas s’aimer. Tel est le sens de la « philia » chez Aristote. Et s’aimer, c’est aimer ensemble des choses autres que soi.
Pour autant, l’esthétique humaine a une histoire et est donc une incessante transformation du sensible. Manet rompant avec la tradition est la pointe d’un sentir qui n’est pas partagé par tous – d’où les conflits esthétiques qui se multiplient à partir du XIXe siècle. Mais ces conflits sont un processus de construction de la sympathie qui caractérise l’esthétique humaine, une créativité qui transforme le monde en vue de bâtir une nouvelle sensibilité commune, formant le nous interrogatif d’une communauté esthétique à venir. C’est ce que l’on peut nommer l’expérience esthétique, telle que l’art l’a fait – comme on parle d’expérience scientifique : pour découvrir l’altérité du sentir, son devenir porteur d’avenir.
Or je crois que, de nos jours, l’ambition esthétique à cet égard s’est largement effondrée. Parce qu’une large part de la population est aujourd’hui privée de toute expérience esthétique, entièrement soumise qu’elle est au conditionnement esthétique en quoi consiste le marketing, qui est devenu hégémonique pour l’immense majorité de la population mondiale – tandis que l’autre partie de la population, celle qui expérimente encore, a fait son deuil de la perte de ceux qui ont sombré dans ce conditionnement.
C’est au lendemain du 21 avril 2002 que cette question m’a en quelque sorte sauté à la figure. Il m’est apparu ce jour-là, dans une effrayante clarté, que les gens qui ont voté pour Jean-Marie Le Pen sont des personnes avec lesquelles je ne sens pas, comme si nous ne partagions aucune expérience esthétique commune. Il m’est apparu que ces hommes, ces femmes, ces jeunes gens ne sentent pas ce qui se passe, et en cela ne se sentent plus appartenir à la société, ils sont enfermés dans une zone (commerciale, industrielle, d’ « aménagements » divers, voire rural, etc.) qui n’est plus un monde, parce qu’elle a décroché esthétiquement.
Le 21 avril a été une catastrophe politico-esthétique. Ces personnes qui sont en situation de grande misère symbolique exècrent le devenir de la société moderne et avant tout son esthétique – lorsqu’elle n’est pas industrielle. Car le conditionnement esthétique, qui constitue l’essentiel de l’enfermement dans les zones, vient se substituer à l’expérience esthétique pour la rendre impossible.
Il faut savoir que l’art contemporain, la musique contemporaine, les intermittents du spectacle, la littérature contemporaine, la philosophie contemporaine et la science contemporaine font souffrir le ghetto que forment ces zones.
Cette misère n’affecte pas simplement les classes sociales pauvres : le réseau télévisuel, en particulier, trame comme une lèpre de telles zones partout, concrétisant ce mot de Nietzsche : « Le désert croît ». Pour autant, tous ne sont pas exposés également à la maladie : d’immenses pans de la population vivent dans des espaces urbains dénués de toute urbanité, tandis qu’une minuscule minorité peut jouir d’un milieu de vie digne de ce nom.
Il ne faut pas croire que les nouveaux misérables sont d’abominables barbares. Ils sont le cœur même de la société des consommateurs. Ils sont la « civilisation ». Mais telle que, paradoxalement, son cœur est devenu un ghetto. Or ce ghetto est humilié, offensé par ce devenir. Nous, les gens réputés cultivés, savants, artistes, philosophes, clairvoyants et informés, il faut que nous nous rendions compte que l’immense majorité de la société vit dans cette misère symbolique faite d’humiliation et d’offense. Tels sont les ravages que produit la guerre esthétique qu’est devenu le règne hégémonique du marché. L’immense majorité de la société vit dans des zones esthétiquement sinistrées où l’on ne peut pas vivre et s’aimer parce qu’on y est esthétiquement aliéné.
Je connais bien ce monde : j’en viens. Et je sais qu’il est porteur d’insoupçonnables énergies. Mais si elles sont laissées à l’abandon, ces énergies se feront essentiellement destructrices.
Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s’est mise en place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique de l’individu pour en faire un consommateur. Il y eut d’autres fonctionnalisations : certaines eurent pour but d’en faire un croyant, d’autres un admirateur du pouvoir, d’autres encore un libre-penseur explorant l’illimité qui résonne dans son corps à la rencontre sensible du monde et du devenir.
Il ne s’agit pas de condamner, bien loin de là, le destin industriel et technologique de l’humanité. Il s’agit en revanche de réinventer ce destin et, pour cela, d’acquérir une compréhension de la situation qui a conduit au conditionnement esthétique et qui, si elle n’est pas surmontée, conduira à la ruine de la consommation elle-même et au dégoût généralisé.
On distingue au moins deux esthétiques, celle des psycho-psysiologues, qui étudie les organes des sens, et celle de l’histoire de l’art, des formes artefactuelles, symboles et œuvres. Alors que l’esthétique psycho-psysiologique apparaît stable, l’esthétique des artefacts ne cesse d’évoluer à travers le temps. Or la stabilité des organes des sens est une illusion en ce qu’ils sont soumis à un processus incessant de défonctionnalisations et refonctionnalisations, précisément lié à l’évolution des artefacts.
L’histoire esthétique de l’humanité consiste en une série de désajustements successifs entre trois grandes organisations qui forment la puissance esthétique de l’homme : son corps avec son organisation physiologique, ses organes artificiels (techniques, objets, outils, instruments, œuvres d’art), et ses organisations sociales résultant de l’articulation des artefacts et des corps.
Il faut imaginer une organologie générale qui étudierait l’histoire conjointe de ces trois dimensions de l’esthétique humaine et des tensions, inventions et potentiels qui en résultent.
Seule une telle approche génétique permet de comprendre l’évolution esthétique qui conduit à la misère symbolique contemporaine – où, il faut bien sûr l’espérer et l’affirmer, une force nouvelle doit se cacher, aussi bien dans l’immense ouverture de possibles que portent la science et la technologie que dans l’affect de la souffrance elle-même.
Que s’est-il passé au XXe siècle quant à l’affect ? Au cours des années 1940, pour absorber une surproduction de biens dont personne n’a besoin, l’industrie américaine met en œuvre des techniques de marketing (imaginées dès les années 1930 par Edward Barnay, un neveu de Freud) qui en cesseront de s’intensifier durant le XXe siècle, la plus-value de l’investissement se faisant sur les économies d’échelle nécessitant des marchés de masse toujours plus vastes. Pour gagner ces marchés de masse, l’industrie développe une esthétique où elle utilise en particulier les médias audiovisuels qui vont, en fonctionnalisant la dimension esthétique de l’individu, lui faire adopter des comportements de consommation.
Il en résulte une misère symbolique qui est aussi une misère libidinale et affective, et qui conduit à la perte de ce que j’appelle le narcissisme primordial : les individus sont privés de leur capacité d’attachement esthétique à ces singularités, à des objets singuliers.
Locke comprit au XVIIe siècle que je suis singulier à travers la singularité des objets avec lesquels je suis en relation, je suis le rapport à mes objets en tant qu’il est singulier. Or le rapport aux objets industriels, qui par ailleurs se standardisent, est désormais standardisé et catégorisé en particularismes qui constituent pour le marketing des segments de marché tout en transformant le singulier en particulier. Car les techniques audiovisuelles du marketing conduisent à faire que progressivement, mon passé vécu, à travers toutes ces images et ces sons que je vois et que j’entends, tend à devenir le même que celui de mes voisins. Et la diversification des chaînes est elle aussi une particularisation des cibles – raison pour laquelle elles tendent toutes à faire la même chose.
Mon passé étant de moins en moins différent de celui des autres parce que mon passé se constitue de plus en plus dans les images et les sons que les médias déversent dans ma conscience, mais aussi dans les objets et les rapports aux objets que ces images me conduisent à consommer, il perd sa singularité, c’est-à-dire que je me perds comme singularité.
Dès lors que je n’ai plus de singularité, je ne m’aime plus : on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité. Si notre singularité est détruite, notre amour de nous-même est détruit. Et ce qui apparaît singulier est suspect ou insupportable.
Quant à l’art, il est l’expérience et le soutien de cette singularité sensible comme invitation à l’activité symbolique, à la production et à la rencontre de traces dans le temps collectif.
L’amour-propre que rend possible la singularité de l’individu, et que, dans la psychanalyse, on appelle le narcissisme, est la condition de l’amour des autres. Si je ne m’aime pas moi-même, je ne peux aimer les autres. C’est pourquoi le tueur de Nanterre, Richard Durn, est un exemple de ce vers quoi nous allons : un exemple du genre de passages à l’acte à quoi conduit la misère symbolique, anticipant cet autre passage à l’acte que fut le 21 avril 2002.
Voilà en quoi la question esthétique et la question politique n’en font qu’une.
Bernard Stiegler
philosophe, directeur de l’Institut de recherche et de coordination acoustique / musique (Ircam).
Le Monde – 11 octobre 2003.
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