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© Guillaume Wydouw

Grandir en humanité – Rencontre entre Sylviane Giampino et Marc Caillard

Avec Sylviane Giampino et Marc Caillard, regards croisés sur la Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant.

 

Marc Caillard : La Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant expose dix grands principes pour grandir en toute confiance et précise, en dix articles, les conditions de qualité pour accueillir les jeunes enfants et leurs familles, de la naissance à 3 ans. Les points 5 (L’art, la culture et les échanges interculturels) et 6 (La nature joue un rôle essentiel pour l’épanouissement des enfants) soulignent la place essentielle de l’art, de la culture et de la nature pour l’épanouissement des jeunes enfants et les liens avec les familles. Que peut-on réellement mettre en œuvre aujourd’hui ?

 

Sylviane Giampino : Les principes 5 sur l’art et 6 sur la nature de la charte voisinent dans un cadre réglementaire à l’intérieur duquel leur sens est partagé par ceux qui sont au contact direct du jeune enfant. C’est aussi leur articulation qui mérite d’être soulignée. Toutes les disciplines concourent à bien s’occuper d’un enfant, mais ces deux principes sont porteurs d’un sens nouveau qui renforce la fonction des modes de garde : ils indiquent comment accueillir et entrer en lien avec un enfant dans le présent de son temps et pour le futur dans lequel il sera un acteur, sensé et sensible au-delà de notre génération. Plus il est jeune, plus un enfant est en état d’ouverture et de disponibilité, polysensorielle et affective. Les principes 5 et 6 sont les modalités les plus adaptées à sa manière de se mettre lui-même au monde. L’accompagnement vers l’art comme vers la nature est une ouverture, pas un guidage ni un apprentissage. Des modalités d’accompagnement très subtiles l’initient à cette découverte sensible, sensorielle et motrice. L’enfant aime faire quelque chose à sa façon ! Il est important qu’il puisse se construire lui-même par l’expérience de son vécu… En ce sens les principes 5 et 6 sont profondément probants ! Avec quelques différences cependant, l’éveil artistique et culturel doit être médiatisé par une relation. Le ressenti de la nature est plus immédiat et le contact avec les éléments qui la constituent peut servir d’appel à la relation de l’enfant avec elle. Chez le jeune enfant, le développement est tout à la fois corporel, intellectuel, relationnel par le langage et la socialisation. Il se développe par vagues, avec des allers/retours et non pas par paliers. C’est une dynamique en spirale.

 

MC : Avant toute chose, l’inscription des « 10 principes pour accueillir les jeunes enfants et leurs familles » pose la question de leur faisabilité et des conditions indispensables et concomitantes à leur mise en œuvre effective. Une question et sa réponse sont à ce niveau assez immédiates : en tant que professionnel est-il possible de transmettre des éléments de culture ou de rapports curieux, informés, sensibles et créatifs avec la nature auxquels on n’aurait pas soi même eu accès, de manière approfondie dans sa formation initiale ou continue et sa vie personnelle ? 

Garantir la qualité de l’accueil du très jeune enfant est-il seulement possible sans, au préalable, garantir avec la même exigence, une qualité de vie au travail et une formation des professionnels qui l’accompagnent, à la hauteur des ambitions devenues obligations avec cette charte ? 

Inscrire l’éveil artistique et culturel du tout-petit parmi les grands principes et orientations indispensables à la qualité de l’accueil est un engagement de politique républicaine et sociétale. Il nécessite, en urgence, de proposer aux professionnels de la petite enfance une formation initiale et continue à la mesure de cette exigence… L’objectif est clair : que les professionnels de la petite enfance puissent de manière sensible témoigner d’une relation vivante, créative et singulière avec les œuvres. Il est fondamental qu’ils soient disponibles à la diversité des cultures du monde et aient acquis la capacité d’animer en partenariat avec des artistes et les familles des pratiques culturelles au quotidien en synergie avec la vie culturelle locale.

Sans donner les moyens d’une telle mise en œuvre, on risque d’assister une fois encore à une certaine duperie envers les adultes et les très jeunes enfants qui leur sont confiés. Ces exigences nouvelles seraient seulement de façade sans véritablement pouvoir exister dans le quotidien des lieux d’accueil.

 

SG : Nous sommes dans une période où l’on n’a jamais autant voulu prendre appui sur la science pour penser, déclarer et décider. Or en réalité, c’est parfois l’inverse : les « experts » sont désignés comme référence pour étayer, parfois légitimer, l’orientation politique du moment. C’est pourquoi il faut se méfier des éléments de langage, voir des changements de mots pour dire la même chose, qui induisent une falsification des connaissances parfois involontaire, mais toujours au prétexte qu’il faut aller vite et simplifier. Méfions-nous aussi de ce qui sème la discorde entre les disciplines et les métiers. Tout ce qui est humain est pluridisciplinaire. Parce que tout ce qui est humain est multiple. Et prétendre s’occuper des enfants en appui sur des données fondées seulement sur la preuve (données probantes), prétendre que la réalité est rendue par le chiffre, ou l’image passent à côté de l’essentiel. 

Prenons l’exemple des neurosciences ; elles marquent un réel progrès et valident des intuitions, des interprétations et des savoirs générés par l’expérience. Mais certains apports sont d’une certaine manière « à la remorque » des corpus de savoirs que les professionnels de la petite enfance ont créé, en s’occupant des bébés, les observant, leur parlant et avec les parents mus par un désir de mieux faire, de travailler avec des spécialistes. Ceux pour qui se former, pour transmettre et inventer, sont facteurs de progrès. Les modes d’accueil, les services de la petite enfance, sont en difficultés aujourd’hui, notamment en raison du passage à grande échelle. Dans les années 90, le modèle progressiste où la femme travaille tout en étant mère réalise l’élan des années 70 et 80. L’essor des modes d’accueil repose sur les mêmes valeurs d’ouverture, de liberté de mouvement et du corps que l’émancipation des femmes. Dans les années 2000, il faudra modifier les règles de financements et de prestations1. Il y eut aussi en France ce que j’appelle « un défaut fondamental ». La circulaire Bolkestein2, appelée aussi Directive services, a été adoptée par le Parlement européen en 2006, pour ouvrir les règles de la libre concurrence sur le marché européen. Les pays pouvaient exclure de ces règles les services d’intérêt général. L’État français a fait alors le choix de ne pas protéger le champ de l’accueil en petite enfance. Et en 2010, le décret Morano a ouvert au secteur privé la possibilité de gestion de service d’accueil du jeune enfant. Les collectivités territoriales et les associations à but non lucratif, troisième acteur du secteur – dont les crèches parentales – se trouvent ainsi en concurrence avec les prestataires de secteur privé lucratif. On constate aujourd’hui, qu’il est à l’origine de la plus grande part des nouvelles places créées. La financiarisation de la petite enfance a gagné du terrain, et les nouvelles formes de modes d’accueil dont les micro-crèches en font partie. 

Pour en revenir aux progrès, et au dialogue des sciences, je remarque que les choses commencent à bouger. Par exemple, les Babylab de recherches en psychologie du développement du bébé, venus de différentes universités, commencent à travailler ensemble. Elles conjuguent des approches neuro et psycho posent les acquis et travaillent de manière prudente et précise. De nouveaux espaces se créent, renouvelant la pensée sous d’autres formes, c’est une sorte de contrepoids à la pensée positiviste. Si l’on se réfère aux acquis des sciences de l’éducation, aux découvertes de Dolto et Brazelton, aux travaux sur le livre et l’enfant, la musique et la santé, à l’haptonomie et aux approches corporelles, par exemple, on pourrait lever l’amnésie et réunir autour des enfants, avec les professionnels et les parents, une forêt de savoirs et ouvrir les chemins de nouvelles découvertes.

Sont en cours actuellement à la demande du gouvernement des travaux pour bâtir un référentiel de la qualité des modes d’accueil. C’est là que les recommandations du 5e et du 6e principe du cadre national pour la qualité d’accueil du jeune enfant sont précieux. Ils constituent ensemble un rempart contre la pente sanitaire, le management opératoire et la perte de sens des lieux des tout petits, au profit de l’éducatif avec un grand E, et du social, avec un grand C, celui de la cohésion. L’article 5 et l’article 6 se prennent la main et ensemble tiennent à distance des référentiels sanitaires, pour que les modes d’accueil soient des « laboratoires » in vivo, d’art et de nature, susceptibles de pallier aux atteintes de la sensibilité affective, esthétique et naturelle des tout-petits, et des plus grands qui aiment les entourer.

 

© Sylvain Gaudenzi

 

MC : Les adultes doivent aussi, et peut-être en préalable, se poser la question de ce qu’ils partagent. Le rapport au vivant de la nature et de la culture est constitutif de notre humanité. La culture n’est pas une marchandise comme les autres et l’art a toujours été un espace de résistance universel dans les sociétés humaines. On peut sans risque de se tromper relier cette réflexion à l’espace transitionnel de Winnicott : l’expression artistique et culturelle demeure toute notre vie le lieu de notre créativité subjective, celui qui nous permet de nous sentir exister dans le mouvement infini du sens remanié par chacun et chacune à travers les multiples formes que prennent nos langages sensibles et polysensoriels. Celui également où s’imaginent et s’élaborent les utopies d’où vont surgir les mutations indispensables. 

L’exception culturelle française, dont le prix unique du livre demeure la représentation emblématique, reste plus que jamais une cause à défendre contre la marchandisation de toutes nos activités et relations humaines singulières. Les principes 5 et 6 de la Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant portent donc une dimension de résistance en appelant les adultes, parents professionnels et artistes à prendre en charge une mutation radicale du monde afin de reconstruire une civilisation vivable et désirable, pour les générations futures. 

 

SG : La nature est aussi vitale que la culture. Le « dehors3 » s’expérimente et se partage. Le tout-petit le déchiffre et l’apprivoise. Nous avons des modes d’accueil qui ont depuis toujours cherché à améliorer leur qualité. Il faut encore convoquer le désir et la capacité à transmettre aux adultes pour se convaincre que l’on peut inviter un enfant à grandir en humanité… dans un monde pétri de nature et de culture… 

Propos recueillis par Hélène Kœmpgen

Arrêté du 23 septembre 2021 portant sur création d’une Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant

10 grands principes pour grandir en toute confiance

10 principes pour accueillir les jeunes enfants et leurs familles, de la naissance à 3 ans

2 • Un accueil de qualité doit respecter la spécificité du développement global et interactif du jeune enfant, dans une logique de prime éducation.

5 • L’art, la culture et les échanges interculturels permettent à l’enfant de construire sa place dans un monde qu’il découvre.

6 • La nature joue un rôle essentiel pour l’épanouissement des enfants.

www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044126586

Sylviane Giampino

Psychologue clinicienne, psychanalyste

• Membre du Comité consultatif national d’éthique
• Présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du HCFEA
• Présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge

Le rapport Giampino fait un point des connaissances et des pratiques
https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-giampino-vf_modif-17_08_16.pdf

Rapport du HCFEA, 2024 : Quelle place pour les enfants dans les espaces publics et la nature. Éducation, santé, environnement.
www.hcfea.fr/IMG/pdf/hcfea_cp_en_dehors.pdf

Territoires d’éveil n°31

Publication : Nov 2024
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