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Donnons-leur du lait et du beau

Il y a plusieurs manières de donner le biberon à un enfant. 

On peut l’installer dans des coussins et lui mettre le biberon dans la bouche, bien calé sur l’oreiller… et le laisser avaler…

S’il a faim, il saura se débrouiller… 

On peut aussi tenir l’enfant dans ses bras et lui chanter une chanson…

ou lui raconter une histoire… ou sa terrible journée au travail…

dans les embouteillages… ou ne rien dire…. 

Après, on peut l’emmener au musée. 

Là aussi il y a plusieurs façons de s’y prendre. 

On peut installer l’enfant devant un tableau. Un impressionniste par exemple. Un champ de coquelicots de Claude Monet et le laisser planté là, devant le tableau pendant qu’on va faire un petit tour du côté des natures mortes… On peut aussi regarder avec l’enfant, ensemble, un tableau de Goya, « Les horreurs de la guerre » par exemple. 

La guerre, c’est laid…

Mais le tableau est puissant, très fort… Il est beau… 

Que vont retenir ces enfants de leur visite au musée ?

L’un se souviendra qu’il se croyait abandonné dans une immense salle remplie d’inconnus… Seul au monde. (Il n’a pas vu les coquelicots.) 

L’autre enfant se souviendra que l’adulte qui l’accompagnait frissonnait devant le tableau de Goya en lui répétant, mi-émerveillé mi-horrifié :

« C’est atroce ! Regarde comme c’est beau !… » 

L’enfant aura partagé avec l’adulte une grande émotion, un choc esthétique.

En revenant du musée, on peut faire écouter de la musique à l’enfant. 

Mettons des chansons. 

Pendant qu’il est dans le bain, on peut lui passer une cassette de chansons enfantines et le laisser barboter avec son canard en plastique. 

Une souris verte qui courait dans l’herbe… , puis Il était une petite poule rousse qui allait pondre dans la mousse…, suivie de La famille tortue, etc. Tout ça, c’est joli.

Mais on peut aussi, pendant qu’il est dans son bain, mettre un disque d’Edith Piaf. L’homme à la moto pourquoi pas, et l’écouter avec lui : « Il portait des culottes et des bottes de moto, un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos… Sa moto qui partait comme un boulet de canon semait la terreur dans toute la région… Jamais il ne se lavait… Jamais il ne se coiffait… Les ongles pleins de cambouis… ». (Dans le bain… c’est très pédagogique…)

Mais si on aime la voix d’Edith Piaf et qu’on a un plaisir fou à l’écouter avec tous ses sanglots éraillés, ses grands cris d’amour passionnés, il ne faut pas s’en priver, les bébés adorent les chansons d’amour. 

Pareil avec Ella Fitzgerald quand elle chante Cheek to cheek, joue contre joue, c’est magnifique. 

On fredonne avec elle, même faux et même si on ne connaît pas l’anglais. 

Si la voix d’Ella Fitzgerald nous transporte, que son swing nous donne des ailes dans le dos, pourquoi ne pas faire ce voyage avec l’enfant. 

Et si on aime Mozart, la chanson napolitaine, l’opéra, le tango, Schubert, le rock, la valse musette… 

Pourquoi ne pas déguster tout ça avec l’enfant ? Et pas seulement à la maison. Partout. Partout où il y a des enfants et des adultes réunis. 

Le plaisir est communicatif. Le bonheur, ça se transmet. Le bonheur des uns fait le bonheur des autres. Il y a un temps pour La souris verte et un temps pour L’homme à la moto. 

La poésie, c’est pareil. Il y a les mots de tous les jours, nos mots du quotidien, les petits mots, les mots doux, les mots d’amour, les gros mots et les mots des poètes. 

On n’est pas forcément de fins diseurs de poésie, mais les mots des poètes, il vaut mieux les entendre dits avec maladresse que de ne pas les entendre du tout. 

« Les sanglots longs des violons de l’automne 

blessent mon cœur d’une langueur monotone… 

Et je m’en vais au vent mauvais qui m’emporte. 

Deçà, delà, pareil à la feuille morte… » 

C’est beau Verlaine. Je l’aime. 

« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville.

Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur… » 

Ça aussi c’est beau. Enfin… Ça me plaît. 

Et ça :

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes mon âme 

ce beau matin d’été si doux

au détour d’un sentier une charogne infâme

sur un lit semé de cailloux… »

Chez Baudelaire, une charogne c’est beau.

La poésie, les enfants ne la rencontrent que tardivement, quand elle est obligatoire, qu’il faut l’apprendre, la décortiquer, l’expliquer, y mettre le ton, l’illustrer sur la page de gauche du cahier de récitation, la faire signer par les parents. 

Elle leur tombe dessus comme ça, sans prévenir, la poésie. Ça peut être indigeste. 

Les enfants devraient être confrontés très tôt à la poésie pour qu’ils en deviennent gourmands, gourmets. Pas gavés. 

On devrait anticiper et faire confiance aux bébés. Ils ont un sens inné de la poésie. 

Il y a aussi le théâtre. C’est ce que j’aime par-dessus tout. J’ai eu la chance d’y aller dès ma naissance, il y avait des comédiens dans ma famille. 

Mes premiers grands émois artistiques je les ai eus au théâtre. 

La lumière de la salle qui descend lentement… Le brouhaha du public qui s’éteint peu à peu… Les 3 coups… Ces interminables secondes d’obscurité… Cette attente avec le cœur qui bat… 

Quand on se demande : « Qu’est-ce qui va se passer ? », «  Qu’est-ce qui va arriver ? », « Qu’est-ce qui va m’arriver ? »… Parce qu’au début on est assis dans la salle avec les autres mais très vite on se retrouve, sans savoir comment, sur une île mystérieuse, dans un autre monde, loin. 

Et puis, ces personnages qui entrent, qui sortent, qui parlent fort… Que font-ils quand ils ne sont pas sur la scène ? En coulisses, que font-ils quand on ne les voit pas ? Là aussi, il y a matière à imaginer. 

Quand le théâtre rend visite aux très jeunes enfants et que la représentation a lieu dans une crèche par exemple, même à la lumière du jour, la lumière de tous les jours, le jeune spectateur perçoit que le comédien est différent des adultes qui l’entourent. Pas uniquement à cause du costume. L’enfant sait qu’il n’est pas en train d’assister à une tranche de vie. Dans ce moment de rencontre entre les artistes et l’enfant, il se passe quelque chose qu’il ne vivrait pas autrement. 

Tous ces instants magiques qui ont été très importants pour moi, j’ai eu envie de les faire connaître aux enfants. 

Et puis, voir des grandes personnes sur scène, qui jouent, qui ont le temps de jouer, qui ont un plaisir visible à jouer, ça ne se rencontre pas tous les jours quand on est petit. 

De quoi est fait le théâtre : de lumières, d’ombres, d’images, de personnages, d’un texte. 

Au théâtre, les personnages parlent. 

Pourquoi le très jeune spectateur de théâtre est-il souvent privé d’un texte ? Parce qu’il ne le comprendrait pas ? Parce que les mots écrits par un auteur lui seraient étrangers ? 

Et comment on a grandi nous ? En entendant des mots qu’on ne comprenait pas. 

C’est comme lorsqu’on est dans un pays dont on ne comprend pas la langue. Des gens sont là autour de nous. On ne comprend pas un mot de ce qu’ils disent ; c’est mystérieux et très plaisant à la fois. On observe attentivement tous ces gens pour essayer de lire sur leurs visages ce qu’ils sont en train de raconter ; on est attentif aussi à leurs voix, on cherche à entendre s’ils sont en colère, malheureux ou joyeux. On est curieux de savoir. Quelquefois, on croit les avoir compris, d’autres fois non, alors on imagine. 

C’est comme ça qu’on a grandi, curieux de tout. 

Voilà une raison pour donner à entendre aux jeunes enfants un texte de théâtre avec des mots inconnus. Pour les mettre en appétit. 

D’abord pour leur sensualité, leur musicalité, leur richesse sonore, le rythme, la cadence. On les écoute, on les goûte, on les savoure ces mots inconnus. Ça donne envie d’en reprendre. 

Et aussi parce que dans les mots, derrière les mots, entre les mots, il y a le sens, du sens à découvrir. Tout un monde à construire. Tous ces mots mis bout à bout peuvent aussi donner des idées. Et quand on a des idées, la vie est plus facile à vivre. 

Imaginons un spectacle où les seuls mots articulés par les comédiens seraient : « Areuareuareu », « Dadadadada… » ou « mamama… » parce que le public ne connaîtrait que ces mots-là ! 

C’est inimaginable ! Ça serait indécent ! 

L’artiste ne se met pas à la hauteur de l’enfant en calculant : 3 mois, 3 mots de vocabulaire, spectacle haut comme 3 pommes et le tour est joué. 

L’artiste propose à l’enfant un peu de son univers personnel, son monde fait de ses questionnements, de ses émotions, de ses doutes, de ses plaisirs, de ses souvenirs, de sa fantaisie. 

Son monde à lui. 

Dans sa vision originale du monde, l’artiste n’a pas oublié qu’il a été un enfant, mais depuis il a fait du chemin. 

Assez souvent les spectacles qui s’adressent aux très jeunes enfants ont tendance à les ramener en arrière… On s’y exprime avec des gazouillis, des borborygmes, des onomatopées, des sons feutrés, étouffés, dans une ambiance d’ouate, pour lui rappeler, probablement, son passé très proche in utero. Ou de ce qu’on imagine être la vie intra-utérine. 

On ne sait pas si les bébés ont la nostalgie de cette période-là mais on peut facilement imaginer que les artistes qui s’adressent à eux en babillant sont en manque du « paradis perdu ». 

Après on dit du spectacle

«  C’était joli, c’était charmant, c’était mignon. » Comme on le dit d’un enfant. 

Un spectacle joli comme un cœur. Un spectacle sage comme une image. 

Un spectacle qui ressemble aux enfants. A l’idée qu’on se fait du monde des enfants. 

Un spectacle de théâtre, c’est la rencontre de plusieurs imaginaires et ces rencontres doivent provoquer des étincelles. 

L’artiste qui s’adresse au jeune enfant a choisi de le faire parce qu’il éprouve une nécessité de lui communiquer quelque chose. Quelque chose de lui, lui, l’artiste. 

Sa passion pour le ciel gris, sa peur des arbres en automne, sa vision du temps qui passe trop vite ou pas du tout… Son amitié avec un moineau… Quelque chose qui est important pour lui et qu’il veut faire entendre. 

Il n’y a pas des artistes pour enfants et des artistes pour adultes. Il y a des artistes. 

Si les artistes se sentent obligés de faire des concessions pour que « ça passe mieux » auprès des enfants, pour qu’ils comprennent ou pour leur plaire, leur création est allégée, moins émouvante. 

L’artiste doit s’exprimer totalement dans sa création. 

Il n’y a pas d’enfant spectateur sans adulte spectateur. Et quelquefois, bien souvent, l’adulte, exactement comme l’enfant, est spectateur de théâtre pour la première fois. Pour l’adulte spectateur, il y a double plaisir : d’abord le plaisir que procure le spectacle et le plaisir de voir l’enfant en train de découvrir un autre monde. Un double ravissement, ça ne doit pas se rater. 

A la question : « A partir de quel âge peut-on emmener un enfant au théâtre », e répondrais qu’il n’y a pas d’âge pour l’enfant, c’est l’âge des adultes qui est important. Il faut qu’ils soient mûrs pour faire ce voyage… Si les accompagnateurs ont peur de s’ennuyer, s’ils pensent que ça peut traumatiser l’enfant, s’ils ont la crainte de perdre leur temps ou autre, ce n’est pas le moment de le faire. C’est prématuré. Ce qui compte, c’est le désir de l’adulte. 

Sa curiosité, son goût pour l’aventure, son envie de partager avec l’enfant des paysages nouveaux.

Dans un spectacle jeune public, l’adulte aussi fait une rencontre. Pour lui aussi ça doit faire des étincelles. 

Et toutes ces étincelles qui font vibrer l’adulte vont ouvrir à l’enfant d’autres portes, d’autres mondes. 

Proposons aux enfants tous ces moments forts qui nous font palpiter. Offrons-leur tous ces moments rares qui nous font aimer la vie.

 

Joëlle Rouland, auteur, metteur en scène
Paris 2001

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