Les histoires jouent un rôle important dans la construction de la pensée. Guy Prunier, conteur, nous rappelle qu’elles sauvent aussi des instants de partage, petits bonheurs accessibles, fragiles et si savoureux.
Quelques mots au sujet de Lou, une petite fille de presque 3 ans, du plaisir et de l’utilité de raconter des histoires, du bonheur d’être en vie et en bonne compagnie.
« C’est comme pour le petit lapin ? » me demande Lou, fillette de presque 3 ans.
Je mets un moment à comprendre. De quel petit lapin s’agit-il ? Ah ! Le lapin de notre histoire du soir ! Elle vient de mettre en lien un moment de sa vie quotidienne et un conte que je lui ai raconté-inventé.
C’est une histoire où il est question d’un lapin agile mais téméraire qui a grimpé si haut dans un arbre qu’il ne peut en redescendre que grâce à une « pyramide » familiale dont une petite fille est l’initiatrice. L’héroïne du conte qui ne se décourage pas, fait appel à tous ceux et celles qu’elle croise et se retrouve perchée sur les épaules de papy, lui même debout sur les épaules de mamy, mamy sur les épaules de papa et enfin papa sur les larges et solides épaules de maman pour soutenir le tout et pour qu’enfin la petite fille puisse attraper le lapin perché.
J’ai oublié le moment précis et à quel sujet Lou fit cette réflexion mais je l’entendis comme la confirmation d’une intuition personnelle : les histoires jouent un rôle important dans la construction de la pensée, la connaissance de différents récits donnant la possibilité de prendre du recul face à une situation vécue, permettant de comparer, voire de prendre une décision. Un jour peut-être serez-vous dans le rôle du lapin, de la petite fille, d’un des parents… En situation de porter secours, de vous associer pour secourir quelqu’un, de solliciter une aide ? L’histoire donne des repères mais ne correspondant jamais tout à fait à la situation réelle, l’enfant doit associer les deux récits, celui de la fiction à celui de la réalité, adapter la réponse proposée par le conte à la situation vécue. Le conte devient un élément de réflexion, un champ de propositions plutôt qu’un chemin tracé à suivre.
Cette situation fait penser à celle du petit lapin, mais aussi à celle d’autres personnages dans d’autres histoires… Quels sont leurs choix dans l’histoire, quel sera le mien dans la réalité ?
Lou commence à bien parler… Deux ans trois quart, elle sort de la petite enfance. Mais je crois que bien avant qu’elle ne l’exprime en mots, les histoires racontées ainsi que les chansons avaient un écho dans sa vie, lui donnaient des repères, lui permettaient de partager avec un ou une autre, des sujets qui la touchaient, la réjouissaient. Fort très très fort1 fut un album qu’elle me donna beaucoup à lire quand elle avait un an et plus. Quand nous nous retrouvions, nous nous tendions les bras l’un vers l’autre comme les membres de la famille de Fort très très fort … Sans rien dire à haute voix, mais connaissant la dernière phrase de l’album – « Petit homme sait que tout le monde l’aime très très fort ».
Si les histoires créent des références, elles créent également des connivences et donnent de l’humour. Un jour, Lou me demande au sujet de sa grande mère qu’elle cherche :
– Elle est où, mamie ?
– Je ne sais pas…
– Peut-être à la chasse à l’ours ?
Il faut dire que l’album La chasse à l’ours a donné lieu à de nombreuses séances de jeu, le dessous de la table de la cuisine devenant une grotte « sombre et épaisse », le canapé du salon une rivière à traverser… Le succès de cet album dont l’histoire peut être déclinée de mille manières, réside peut-être dans le fait qu’il propose une aventure commune à la famille et que son refrain est : « la vie est belle et nous n’avons peur de rien ». Joyeux message volontaire qui m’émeut à chaque fois quand j’entends sa petite voix le prononcer ! Nous savons bien que la vie n’est pas toujours belle et que parfois nous pouvons être inquiets mais nous sommes si contents de partager l’aventure que nous sommes prêts à tous les paris sur l’avenir.
Un autre jour, alors que je sors de la douche, on toque à la porte. Je demande : « qui est-là ? ». J’entends : « c’est le petit chaperon rouge ! J’ai une galette ! ». Ensuite nous improvisons, mêlant les histoires :
– Je me sèche, je mets ma chemise, je mets ma culotte, je mets mes chaussettes… puis entrouvrant la porte : Tu es le chaperon rouge vraiment ou le loup déguisé ?
– Le loup déguisé !
Et elle surgit pour me dévorer.
Lou a de l’humour.
Une autre fois encore devant un imagier, je commente : « c’est une jolie chèvre » dis-je en montrant un dessin d’éléphant. Lou me regarde surprise et me répond, une lueur malicieuse dans les yeux : « mais nooon, c’est un canard ! ».
Nous jouons avec les mots. Pourtant ni elle ni moi, ne confondons Lou et loup !
Les histoires nous accompagnent. Ce qui n’empêche pas Lou de faire la différence entre fiction et réalité : si elle écoute tout sourire des histoires qui font peur, elle ne manque pas de se rassurer dans une sorte d’affirmation demandant approbation : Les sorcières, c’est dans les histoires !
Mais dans la vie, il n’y a pas que les histoires racontées… Il y a aussi les histoires jouées, où l’on manipule des objets ou des jouets qui deviennent personnages, inventant ou répétant dix fois la même séquence. Depuis qu’elle a vu et entendu l’histoire de « la petite cuillère qui n’était pas dans son assiette », Lou chante souvent la complainte du papa couteau et de maman fourchette : « je scie, je coupe, je suis pressé ; je scie, je coupe, je n’peux pas jouer ! Va voir ta maman ! »… « je pique, je couds, je suis pressée, je pique, je couds je n’peux pas jouer !… Va voir ton papa ! ».
Grand privilège, en compagnie de son grand-père, elle a parfois le droit d’aller plonger dans une des malles à « fourbis » et peut manipuler quelques uns des objets hétéroclites qui s’y trouvent, vieux objets qui deviennent pendant quelques instants des trésors : bouteille de sable fin, petit arrosoir, plume, porcelaine qui tinte…
Parfois aussi, on se met à la fenêtre et on ne fait rien d’autre que d’évoquer ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on sent. On observe le paysage. On partage le monde. C’est un temps précieux, le temps que l’on prend pour apprécier notre histoire commune et nous dire tranquillement et sans un mot : je t’aime très fort.
Lou a bien compris que son grand-père allait parfois raconter des histoires ailleurs, à d’autres enfants. Elle ne lui en veut pas. Elle a aussi ses affaires :
la maison de papa, la maison de maman, d’autres grands-parents.
Et me revoilà, le grand-père, redevenu un artiste qui va faire son spectacle, réjoui par l’idée de rencontrer des gens que je ne connais pas encore, de partager avec eux un moment précieux de jeu, d’histoire, de vie… L’humanité est une grande famille de petites cellules familiales pleines d’individus aimantés, aimants et inquiets. L’humanité a besoin de se rappeler que la vie est belle et que nous n’avons peur de rien.
J’aime en particulier les samedis matins à la médiathèque ou à la crèche quand le petit enfant, accompagné de ses jeunes parents, vient écouter des histoires.
C’est un rendez-vous. Chacun est là, prêt et à l’heure. Enfin réunis ! Et pourtant nous ne nous connaissons pas et nous savons que chacun reprendra son chemin. Nous formons un groupe unis par les liens du sens, des sens. Notre généalogie commune est poétique, invisible et donc momentanément indestructible. Le week-end ne fait que commencer, il paraît immense.
On aime les enfants, nos enfants bien sûr mais ceux des autres sont tout à fait aimables également. Les adultes sont bienveillants et curieux. Les jeunes pères sont là avec mère et enfant. Ils ne sont pas encore happés par le monde du travail, du loisir masculin…
Chaque rencontre est susceptible d’imprévus bien sûr qui pourraient rompre cette parfaite harmonie. C’est aussi ce qui fait la valeur de ce moment, sa fragilité. Mais la tendance est là, au jeu et au partage.
Quand le conte s’achève, on se congratule sincèrement.
Quand le conteur retourne chez lui, il est à la fois ravi et un peu désolé. Comment le monde peut-il être si doux, le bonheur si accessible certains samedis matin à la médiathèque et si fragile dans d’autres lieux, à d’autres heures ?
Sommes-nous des observateurs impuissants ou faut-il associer nos efforts pour sauver le bonheur perché ? Le bonheur qui a le vertige… Comme pour le petit lapin ?
• Guy Prunier
Conteur
1 – Fort très fort et La chasse à l’ours sont des albums illustrés par Helen Oxenbury.
« Tous les parleurs ne sont pas des conteurs, il y a aussi les comédiens et les bateleurs, les poètes crieurs, les chanteurs et les bonimenteurs ».
Né de la complicité entre le centre culturel Le Polaris de Corbas et Guy Prunier (commissaire au conte !), ce collectif est ouvert pour partager expériences et répertoires, croiser des voix, inventer des solidarités…
Avec ses journées professionnelles, le festival Dites ouïes en alternance une saison sur deux avec le festival Le Lâcher d’oreilles, prochaine édition les 23 et 24 novembre 2019, programmation sur www.lepolaris.org/la-maison/.
Depuis 20 ans, la revue trimestrielle des arts de la parole permet de découvrir le conte :
– dans toute sa diversité : contes de tradition orale, mythes, légendes, contes urbains et contemporains, récits de vie ;
– sous toutes ses formes : spectacles, contes en bibliothèque, en milieu scolaire, hospitalier…
La Grande Oreille est la seule revue française de découverte et de transmission ; elle est destinée à un large public spécialisé ou pas. Parents, conteurs, bibliothécaires passionnés de récits peuvent s’emparer de cet outil.
Pour fêter ses vingt ans, le numéro d’automne (n°78) à paraître fin octobre 2019 aura pour thème « Le conte et le tout-petit ». Vous pourrez y découvrir des articles de scientifiques dont les études valident aujourd’hui le répertoire oral traditionnel, jeux de doigts, comptines, randonnées…
Des témoignages de conteuses et de conteurs qui racontent à des tout-petits
Des textes issus du répertoire de tradition orale, y compris des inédits…
Créé en 2007, le RNCAP est un réseau regroupant des artistes, des programmateurs et organisateurs de manifestations… se structurant à partir des régions. Les coordinations régionales d’actions pour le conte se veulent des plateformes pérennes d’échange et de mutualisation.
RNCAP – Maison des réseaux artistiques et culturels
221, rue de Belleville
75019 PARIS
Un lieu ressources incontournable.
Depuis plus de 15 ans, la maison du conte développe 4 pôles d’activité : la création, la diffusion, la transmission et la sensibilisation. Ce lieu de recherche accompagne l’artiste conteur tout au long de son parcours professionnel. La Maison du Conte propose également des formations (stages, master-classes, conférences…) et organise des actions de sensibilisation comme les classes-contes ou encore des résidences territoriales en établissement scolaire. Un fonds est consultable sur place à la médiathèque de Chevilly-Larue et en ligne.
8, rue Albert Thuret
94550 Chevilly-Larue
Tél. : 01 49 08 50 85
informations@lamaisonduconte.com
http://lamaisonduconte.com
Scène conventionnée d’intérêt national « Art et Création ».
Parmi les nombreuses actions et initiatives, des actions petite enfance : Toc Toc Toc Mr Pouce, programme de formation en direction des professionnels de la petite enfance.
Et depuis 32 ans, le Festival des Arts du Récit : en mai 2019, une centaine d’artistes, 33 spectacles, 13 créations dont 2 pour les tout-petits.
40, rue du Docteur Lamaze
38400 Saint Martin d’Hères
Tél. : 04 76 51 21 82
info@artsdurecit.com
www.artsdurecit.com
L’APAC est née en janvier 2010 d’un rassemblement de conteurs déterminés à permettre la participation des artistes à la pensée et à la structuration de la discipline. Elle est un lieu de fraternité, de mutualisation, et de solidarité entre conteurs dans le respect de la spécificité artistique de chacun.
APAC, Centre associatif Boris VIAN
13, avenue Marcel Paul
69200 Vénissieux
apac@conteurspro.fr
https://conteurspro.fr
Raymond et Merveilles
5, rue Monge
69100 Villeurbanne
Tél. : 06 52 05 00 41
www.raymond-et-merveilles.fr
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