Lors de la première rencontre nationale de l’éveil artistique et culturel des jeunes enfants à la Grande Halle de la Villette, Sylviane Giampino a rappelé les enjeux de l’éveil artistique et culturel dans le développement du jeune enfant.
« Jeune psychologue et débutante dans les crèches de Seine-Saint-Denis, j’ai vu dans les années 80, arriver un autre psychologue, artiste, qui démarrait aussi, Marc Caillard. La cheffe de service, Jacqueline de Chambrun a proposé que, dans ce département où les cultures sont multiples, les pratiques artistiques intègrent ce qui était proposé aux enfants et aux familles, dans les crèches et les salles d’attente de consultation de la PMI. J’ai vu ainsi des musiciens poser des instruments sur les tapis, rencontrer les bébés, esquisser des harmonies. Avec leurs mouvements mal coordonnés, en douceur et concentrés, les enfants se sont approchés pour toucher, sentir leur parfum, manier, babiller. Jouer. S’est engagée entre bébés et musiciens une ronde sonore et poétique inédite. Simplement, avec concentration et étonnement de part et d’autre. Ce fut le moment inaugural de ma recherche de ce qui caractérise un petit humain. Après toutes ces années, voir ce protocole d’accord renouvelé est assez inouï. Je voudrais également revenir à la déclaration de Fribourg sur les droits culturels, notamment dans le cadre de l’enjeu de la diversité culturelle : « Les droits culturels visent à garantir à chacun la liberté de vivre son identité culturelle, comprise comme l’ensemble des références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité ».
Dans le rapport de concertation scientifique et publique sur le développement du jeune enfant, les modes d’accueil et la formation des professionnels, que j’ai remis au gouvernement, nous avons, avec les participants (financeurs, élus, formateurs, psychologues, artistes, etc.) défini 12 caractéristiques fondamentales spécifiques de la toute petite enfance. La première : les sphères du développement du petit enfant physique, cognitif, affectif, social, sont inséparables. Chaque sphère de son développement interagit sur les autres selon une dynamique en spirale entre éducation et soin, entre corps et cognition, entre sociabilité et construction du soi. Tout pour l’enfant est langage, corps, jeu, expérience. À partir de cela, il est nécessaire de repréciser que l’enfant naît imbibé du social, du politique et du culturel. Je renvoie à des recherches récentes, mais aussi à des recherches très anciennes de l’écossais Colwyn Trevarthen, qui a démontré que les bébés en situation de handicap sensoriel peuvent « entendre » avec leurs pieds posés sur le ventre de leur mère qui chante.
Rappelons que le bébé qui vient au monde est porté par le désir, parfois par la surprise de ses parents. Il arrive dans une histoire, une culture, un lien, parfois un non-lien, une culture parfois de rupture, de transhumance sociale ou géographique. Nous ne pouvons pas concevoir le sujet humain séparément du culturel, du social et du politique.
Je souhaite évoquer deux choses courantes que nous connaissons bien. La première est l’amnésie infantile sur les toutes premières années de la vie. La seconde concerne le devoir de parler aux enfants. Nous ne nous souvenons pas de nos premières années de vie cependant que nous y sommes devenus humains. Ce vécu est engrammé par des sensations, des perceptions, dans une mémoire du corps. La façon dont nous avons été portés, les voix de ceux qui nous ont parlé, qui ont chanté, les odeurs, les atmosphères, les lumières, les tensions… dans lesquels baigne le petit enfant lui transmettent une histoire, un bain sensoriel, culturel et affectif. Tout cela se retrouve « tissé » dans le corps et l’intelligence. Or tissage, tissus, ont la même racine étymologique que « texte » donc le langage. On imagine parfois qu’il faut parler aux enfants parce qu’il faut leur faire accéder à du vocabulaire, pour que tout se passe bien à l’école et dans la vie. Mais le langage s’apprend d’abord dans ces tissages, ces tempos, ces rythmes de la langue. Le cerveau, comme tous les autres organes, est un tissu.
Pourquoi parlons-nous aux enfants ? Dans un certain champ éducatif, on parle aux enfants pour qu’ils comprennent pourquoi il ne faut pas avoir peur, que papa et maman se séparent, mais continuent à les aimer… Nous parlons aussi aux petits pour qu’ils se sentent compris, c’est-à-dire « pris avec », compris dans ce qu’ils ressentent. Ce sont des bras qui entourent, mais ce sont aussi des mots et des sentiments que l’enfant ressent. Si nous ne parlions pas aux enfants, ils ne seraient qu’une masse de chair. Nous les considérons d’emblée comme nos interlocuteurs. Il s’agit de s’adresser à un enfant y compris pendant la grossesse, pour le sortir d’un état de consistance qui pourrait le menacer d’être un non-sujet, pour qu’ils puissent accéder à un statut d’existence. Prêter à un bébé, avant même sa naissance, ce qu’il a, mais qu’il n’aurait pas si on ne lui prêtait pas, c’est le grand pari de l’humanisation. On parle au bébé avant qu’il nous parle, sans quoi il ne viendrait jamais nous parler. On est toujours décalé par rapport à nous-mêmes, entrant dans l’existence de soi par un interlocuteur autre. Diderot présentait bien ce hiatus quand il écrivait « On ne retient rien sans le secours des mots et pourtant les mots sont impuissants à dire ce que l’on ressent ». Nous voyons l’importance de l’art comme une métaparole et un métalangage. Le bébé considéré comme un sujet humain n’a pas d’âge, mais l’enfant en a un.
La deuxième caractéristique développementale que nous avons mise en évidence dans le rapport est la suivante : « Le développement du jeune enfant procède non pas de façon linéaire, par paliers, mais par vagues. Une acquisition se perd pour faire place à une nouvelle, puis elle reviendra sous une autre forme à un autre moment, puis s’effacera et continuera peut-être à progresser en souterrain ». Un neuro-cognitiviste nous a indiqué qu’il fallait faire le deuil du développement par paliers accumulatifs et que les repères d’âges changent avec l’évolution des recherches. Dès les premiers mois de la vie, le bébé a des capacités infinies de quantification, d’arithmétique, de statistique, de logique… Citons quelques-unes de ces capacités incroyables. Il y a un certain nombre d’années, on parlait de « l’incroyable Monsieur Bébé ». Les neuroscientifiques le confirment : imitation faciale, empathie, rythmicité, détection d’incongruité perceptive des variations rythmiques etc. On en déduit, dans les milieux de la recherche en neurosciences sur les apprentissages, que le plaisir de la surprise est chez le petit humain le premier signe de son intelligence. Considérés ainsi d’emblée comme nos interlocuteurs, nous ne parlons pas aux tout-petits simplement pour leur faire accéder à du vocabulaire, mais aussi pour qu’ils se sentent compris, humanisés, par une parole authentique du ressenti de celui qui s’adresse à lui, et désirent à leur tour lui parler. En cela il n’a pas d’âge. Il existe cependant une temporalité spécifique de l’enfance et de l’éducation. Il nous revient donc de concilier les deux enjeux. Nous parlons également aux petits pour les aider à lutter contre leur grand chaos intérieur, lié à leur néoténie : ils naissent inachevés, n’ont pas de repères de temps et d’espaces et sont infiniment dépendants et vulnérables. Ils sont en même temps présents, interlocuteurs, actifs, acteurs, affectifs. Ils sont aux prises avec des angoisses archaïques profondes, qui sont des charges affectives et corporelles. Ils contactent le monde avec leurs cinq sens. Certains se sentent comme les bonshommes de neige qui fondent quand on les rentre à la maison ou les pâtés de sable balayés par la vague : il faut sans cesse les rassurer sur le fait que ce qui s’efface ne disparaît pas. Il leur faut exorciser ces angoisses sensorielles. Tout ceci, nous le retrouvons dans nos cauchemars, nos contes et nos créations culturelles et artistiques.
L’art et la culture pour les jeunes enfants doivent être portés et incarnés par des artistes et professionnels eux-mêmes touchés et touchants. Il faut soutenir l’idée que l’enfant est un être à part entière, un sujet qui a un âge. Ceux qui viennent au contact des jeunes enfants touchent les enfants, les rencontrent. Pour que cela parle aux enfants, il faut que ces artistes ne deviennent pas eux-mêmes des exécutants d’actions culturelles comme des professionnels de la petite enfance peuvent aussi être des opérateurs de soin ou d’éducation. L’opératoire et la désincarnation du mode de présence aux enfants nous guettent tous.
Nous parlons donc aux petits pour les aider à construire des représentations, à trouver des symboles, à donner forme imaginaire. Ne parle-t-on pas de « forme artistique » ? Les artistes mettent en image, en mouvement, en forme. Ils font parfois quelque chose que les professionnels de la petite enfance ne trouvent plus les moyens, le temps ou la créativité de faire : les artistes scandent, marquent des silences, se surprennent eux-mêmes à rêver, sentir, ressentir. On construit ainsi pour les enfants des représentations globales : mots, images, sons en mouvement, dialogue, silence, surprise. Je vous rappelle la surprise comme l’un des premiers indicateurs de l’intelligence. Par l’expérience esthétique, musicale, poétique (danser, théâtraliser, fabriquer), quelqu’un prend la main psycho-socio-corporelle des enfants et les accompagne dans la forêt de leurs peurs pour jouer avec elles. L’artiste travaille le silence, la scansion, il libère des espaces. Ainsi, quand nous tournons les pages d’un livre lu aux enfants, il y a tout ce que l’auteur et l’illustrateur ont mis dans le livre, mais aussi ce geste de tourner la page, créant un espace entre les pages, dont nul ne sait ce que l’enfant va faire. Probablement écrit-il, dans cet interstice, son livre. Il suffit de prendre le temps d’être avec les bébés, de les regarder et de se laisser avancer pour réaliser qu’ils nous ™
™ confrontent à cette énigme du passage circulaire chez l’humain entre corps, sensibilité, sensorialité, parole, culture, société, comportement, norme. Tout cela est l’enjeu d’une pulsion que parfois l’on voudrait camoufler, cacher, réguler très précocement. Le bébé est somatopsychique, il est transmodal, mais il est poussé par une formidable pulsion, notamment la pulsion épistémophilique (l’amour du savoir, l’envie de voir, connaître, comprendre, toucher, expérimenter). Les bébés désordonnent le monde pour savoir comment il s’ordonne. Cet éros est fort et puissant, et peut en inquiéter certains. Ce sont des jaloux. Car, au fond, comment les petits trouvent-ils le sens, l’énergie, le moyen de tant apprendre en si peu de temps ? Ils apprennent à se lever, marcher, parler, penser, partir. On peut se demander si on éduque les enfants à la vie, mais on les initie au désir de prendre leur place dans la vie, avec les autres.
Dans les articulations entre le petit enfant, les professionnels de l’enfance, les professionnels de la culture et les non professionnels de l’enfance et de la culture, le sujet, le collectif et le politique ne sauraient être séparés. En activer les liens, protège des maldonnes, tout comme ne pas séparer les sphères du développement du jeune enfant dans ce qu’on lui propose le protège d’une pression.
Ce nouveau protocole d’accord représente bien comment une politique peut créer des cadres qui élargissent les possibles et en guident la cohérence. Si certaines politiques, imposent des formats, homogénéisent, et écrasent l’énergie de faire, il en est d’autres qui font vivre la diversité, les singularités, la subjectivité, la créativité, les convictions. Au croisement de l’art et la culture et du développement du jeune enfant, n’oublions pas que la sensibilité et l’élan personnel sont des outils professionnels garants également d’efficacité.
Le besoin de renouvellement dans l’éducation des enfants est réel et urgent. Nous devons progresser. Il faut le faire comme nous le faisons pour la culture et les jeunes enfants : en racontant une histoire, en éveillant et en proposant que s’écrivent les pages d’une nouvelle histoire. Il est donc important de faire attention à ce que nous faisons avec la mémoire : attention à ne pas croire que ce qui est d’avant n’est plus bon simplement parce que c’est d’avant.
Dans une politique sans dette aux ancêtres et au passé, nous serions comme dans une culture sans dette aux ancêtres et au passé. Or c’est par là que la civilisation transite, de nous adultes responsables envers les enfants. Cette politique qui perdrait la mémoire flirterait avec un risque de barbarie. Ce risque de barbarie sommeille en chacun de nous. J’ai évoqué les angoisses des bébés. Elles sommeillent en chaque individu, mais aussi dans les groupes et les sociétés. L’Histoire a montré que partout où l’on censure les livres d’histoire, partout où l’on réinvente, partout où l’on considère que les œuvres culturelles peuvent être triées, partout où l’on instrumentalise les artistiques, scientifiques et intellectuels, partout où l’on invalide les cultures et les sciences humaines, partout où l’on refait l’histoire, on joue avec le feu, parce que l’on séquence, l’on clive, l’on divise : on écrase le pâté de sable et il n’y a plus personne pour le reconstruire.
Les professionnels de la petite enfance ont tous dans leur mémoire des livres, des danses, des émotions esthétiques qui les ont marqués et que l’on ne retrouve pas dans la nouveauté qui s’écrit. Ils en retrouveront d’autres. Les acteurs de la culture ont tous dans leur mémoire les soins, les chaleurs, les jeux de nourrice, les protections dont ils ont bénéficié par ceux qui se sont occupés d’eux, qu’ils ne retrouveront pas forcément dans leur vie d’adulte. Les uns et les autres, à partir de cela, créent pour les enfants ce dont ils ont besoin.
Je suis venue partager avec vous une conviction. Artistes et professionnels de l’enfance et du social, nous sommes tous impliqués dans le projet de contribuer à ce qu’il y ait le moins d’injecteurs de souffrance et de violence possible dans la vie de tous les jours des enfants et de leur famille, dans les politiques publiques, culturelles et dans le social. Acteurs de l’enfance et de la culture ont à trouver les formes d’art partagé, le moyen de se tenir à l’interface de leur discipline, de leur passion, de leur métier, de leurs compétences et du politique vécu comme un projet. Il s’agit, pour chacun, de trouver le moyen de se présentifier. La vulnérabilité individuelle, personnelle, intime de ceux que nous rencontrons partout dans la vie est elle-même constitutive de l’humanité.
Je suis venue aussi vous inviter à vous avancer sur la crête du domaine des politiques publiques tout en continuant à faire votre travail, une main tendue dans les grottes labyrinthiques de la sensibilité, de la fragilité humaine, de la richesse des enfants et des parents, une main qui tient le fil d’Ariane des possibles retours vers l’air libre en cas de besoin. Nous sommes par les enfants invités à retrousser nos manches dans les projets d’architecture de quelque édifice politique où le symbolique garderait quelque droit de cité. L’objectif, au fond, ne serait-il pas de transformer le sempiternel « À qui ça sert et combien ça coûte ? » en « Quel sens ça a et comment et avec qui on pourrait le faire ? ». Dès l’aube de la vie, à travers la culture, la sensibilité posait quelque chose de la spécificité humaine.
Je conclurai par une citation d’un cours magnifique d’anthropologie cognitive de Maurice Bloch au Collège de France : « Nous sommes tous pris dans une immense conversation et nous sommes continuellement façonnés non seulement par ce qui nous entoure, mais aussi par les personnes qui ont existé il y a très longtemps. Cette création par l’histoire est la spécificité la plus importante de l’espèce humaine ». Alors, continuons à lire, chanter, danser, théâtraliser, événementaliser, poétiser l’air, les murs de nos structures petite enfance et culturelles, les villes, les rues des villes, dans l’esprit d’inspirer les enfants à écrire encore et encore de nouvelles histoires.
• Sylviane GIAMPINO
Psychologue pour enfants, psychanalyste, présidente du Conseil de l’Enfance et de l’Adolescence, présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).
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