J’ai grandi en Colombie et au Mexique, pays aux marchés riches de mille couleurs. De la salsa aux Mariachis, la musique a accompagné au quotidien les premières années de ma vie. De retour en France, en plein hiver, j’ai eu une sensation de « grisaille », je recherchais désespérément ces couleurs et musiques, souvenirs de mon enfance. Les occasions d’écouter les musiques et les chansons de cette culture ont été de grands moments de réconfort.
« Les chansons bercent notre enfance, calment nos angoisses, elles nous accompagnent tout au long des moments importants de la vie, qu’ils soient tristes ou heureux. On n’oublie jamais ces chansons-là, même s’il ne nous en reste que les premières paroles, la mélodie est incorporée. » *
Peut-être est-ce pour cela qu’en rencontrant des enfants de diverses origines, j’ai eu le désir d’être capable de leur chanter une chanson de leur culture.
En travaillant à l’hôpital, à la crèche, dans les quartiers, de collectage en collectage, j’ai ainsi acquis un répertoire en différentes langues.
Au fil de ces différentes actions, j’ai découvert que la chanson est un mode d’expression privilégié pour essayer d’établir une relation en installant une autre catégorie de communication. Pour chacun d’entre nous, certaines mélodies provoquent une émotion indicible qui s’exprime par des sourires, des larmes, des frissons… La forme (couplets/refrain, accumulation, question/réponse), les rythmes, la cadence de la chanson sont autant de repères temporels. Le texte appelle à l’imaginaire, au symbolique. Cette forme musicale est universelle. Elle permet aux professionnels et aux musiciens qui s’approprient un répertoire de chansons de différents pays, d’accueillir les enfants en les reconnaissant dans leur culture : « Nous ne nous comprenons pas par les mots, mais je connais quelque chose de toi, de ton environnement, de tes racines ».
De nombreuses associations travaillent depuis longtemps dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris (XVIIIe), l’une d’elles a eu l’initiative originale de mettre en place des groupes « parents école ». Il s’agit d’accueillir au sein de l’école maternelle des femmes souvent arrivées depuis peu en France, avec leurs petits-enfants, pour les sensibiliser au fonctionnement de l’école, leur apprendre le français, et commencer à préparer la séparation mère-enfant. Notre objectif, en participant à l’un de ces groupes, était de dire aux familles à quel point il est important qu’elles transmettent leur propre culture à leurs enfants pour qu’ils s’autorisent à s’approprier la nôtre. Mais comment expliquer cela à une femme qui ne comprend pas encore le français ? Simplement en chantant avec elle une chanson de son pays d’origine à son enfant, puis en lui donnant à notre tour une chanson de chez nous, en se laissant prendre par l’humanité qui se dégage de telles rencontres.
La chanson est support de transmission familiale. Chanter avec des parents d’origine étrangère une chanson dans leur langue pour leur enfant, c’est manifester que cette culture-là est importante pour leurs enfants, même en situation de migration ou d’exil.. C’est l’occasion de rendre possible une relation entre parents et professionnels lorsque les langues ne permettent pas de communiquer.
Dans ce même quartier existent également des cours d’alphabétisation, le dispositif est plus « scolaire ». Les femmes africaines sont assises d’un côté, les Maghrébines de l’autre, quelques fois j’entends dans la façon qu’elles ont de s’interpeller que la relation n’est pas simple. Les deux communautés ne cohabitent pas facilement dans le quartier, il y a une « hiérarchie » de l’immigration, les Maghrébins étaient là avant… Pourtant le fait de s’être placées de la sorte fait aussi qu’elles sont face à face, en position d’écoute.
C’est la première fois qu’elles s’entendent chanter. Chacune découvre « l’autre ». Diaratou chante seule, nous sommes toutes prises par la beauté de son chant. Salama pleure, se cache le visage dans ses bras. Diariatou s’écrie : « Tu vois, c’est pour ça que je n’aime pas chanter les chansons de chez nous ! ». Nous parlons alors de ce que la musique, la chanson réveille en chacun.
Les paroles ne sont pourtant pas tristes, mais des souvenirs, des émotions reviennent brusquement et nous submergent. La chanson permet de les exprimer sans se laisser déborder. Avec sa structure, son rythme, sa mélodie, son texte, elle fait fonction de « contenant extérieur » au moment où les émotions « contenues à l’intérieur » se libèrent.
À la fin de la matinée, les femmes maghrébines essaient de chanter les chansons africaines et inversement. Pour terminer, nous interprétons et enregistrons « Une chanson douce que me chantait ma maman… ». Beaucoup d’émotion à chanter ce texte qui colle si bien à ces quelques heures que nous avons passées ensemble. L’idée nous vient de créer une chorale interculturelle où chacune apprendrait aux autres une chanson de son pays.
Les chansons, les comptines, les berceuses que ces mères cherchent dans leur mémoire pour pouvoir les chanter à leurs enfants, sont porteuses d’une dynamique qui les consolide aussi bien dans leur vie d’adulte que dans leur rôle de parent. Ces chansons sont pour elles une occasion d’exprimer et de reconnaître la culture dans laquelle elles ont grandi, puis de réfléchir à la façon dont cette culture les imprègne encore aujourd’hui et s’articule avec la culture de la société française contemporaine.
Le cadre éthique de ces actions nécessite une réflexion permanente. L’« Essai sur le don » de Marcel Mauss, sociologue du début du siècle, est pour nous un point d’appui intéressant. Il dégage les trois obligations du don : obligation de donner, obligation de recevoir, obligation de rendre.
Je pense que la réussite d’un projet culturel, en particulier auprès de parents en situation difficile, est en grande partie liée au respect de ces trois obligations. En effet, ces familles sont souvent dans des situations où elles sont assistées et où l’on attend d’elles un résultat de cette assistance, un effet concret. Quelle place leur est-elle alors laissée de donner quelque chose d’elles-mêmes ?
Je leur ai donné mes chansons. J’ai reçu les leurs. Nous avons partagé nos patrimoines culturels et constitué un patrimoine commun. Nous leur donnons en retour, sous la forme d’un bel objet, un CD enregistré, qui rend visible cette richesse enfouie sous la réalité de leurs difficultés.
Dans une halte-garderie du même quartier, Saïef m’est présenté par les professionnelles comme un enfant très « mou », fatigué le matin, à tel point qu’elles ne pensent pas lui proposer le groupe « musique ». Sa maman est tunisienne, elle suit un stage d’alphabétisation. Lors de la première séance, il reste assis près de moi, à distance du groupe. Il ne prend pas les instruments que je lui tends, mais si je les pose à côté de lui, il finit par s’en emparer discrètement, quand je ne le regarde pas. Tout au long de la deuxième séance, Saïef nous étonne beaucoup : il dit son nom dans la chanson, réclame les instruments, explore activement les différentes possibilités de jeu. La troisième fois, il est le premier à m’attendre devant la porte du dortoir où nous faisons de la musique. Parallèlement, dans la vie quotidienne de la halte, il commence à jouer avec les autres enfants, à s’exprimer, à participer à la vie collective.
La musique est langage. Mais de quel langage s’agit-il? On parle de « phrase » musicale, d’intonation, de rythme, de respiration…, autant de mots qui sont communs au langage parlé. Quand je joue une « phrase » sur le balafon et que Saïef me répond, que nous sommes-nous dit ? Nous seuls le savons et Saïef n’a sûrement pas la même version que moi, mais quelle importance ? Il a eu l’intention de rentrer en contact, de dialoguer. Par la musique, il a pu le faire.
Les parents valorisés par cet enfant dynamique et actif, se sont sentis à leur tour suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour venir partager leur patrimoine avec des familles de différentes cultures. Là encore, une cassette du répertoire commun a été enregistrée. En pensant à l’entrée à l’école maternelle de Saïef, et pour faire lien avec ce qu’il vient de vivre, j’ai l’idée de la donner aux maîtresses des petites sections.
Pour Saïef, entendre la voix de sa maman sur une cassette qui circule de la halte-garderie à l’école, c’est savoir que ce qui lui vient de ses parents est reconnu et validé. Il peut grandir et s’intégrer à l’école maternelle sans nier sa culture familiale.
Au cours d’actions menées parallèlement en milieu hospitalier, j’ai pu encore observer la fonction très particulière de la chanson et les effets qu’elle engendre.
À l’hôpital de Garches, je chante pour Youba, petit garçon malien dont la maman parle bambara et le papa soninké. Le père est très touché d’entendre la berceuse en soninké que je connais, mais la mère est déçue que je n’en connaisse pas en bambara, je lui ai promis que la prochaine fois, j’en aurai une à lui chanter. C’est à la Goutte d’Or qu’une femme africaine m’apprend une berceuse en bambara pour Youba !
De retour à Garches, je demande à l’équipe soignante d’être présente pour pouvoir leur apprendre la chanson en même temps qu’à la maman. Youba est toujours en « réveil de coma », je lui dis que je suis venue chanter une berceuse dans la langue de sa maman, ses yeux se tournent vers elle.
Dès les premières notes, elle très émue et cache son visage dans ses mains. J’ai pu observer la même réaction chez les femmes chinoises ou tamoules rencontrées à la PMI.
Est-ce parce que brutalement, leur enfance leur revient à la mémoire, parce qu’une part intime d’elles-mêmes s’y dévoile, ou tout simplement pour cacher leur émotion ? Finalement la maman se souvient de cette chanson. En la rapportant de la Goutte d’Or, je lui ai permis de la retrouver. Les éducateurs ont demandé la cassette pour pouvoir continuer à chanter cette mélodie à Youba… et ainsi améliorer la qualité de l’accompagnement de son réveil.
À l’hôpital Necker, Mihinoa vient de Tahiti pour une transplantation cardiaque. Sa maman l’accompagne. Dans de nombreuses cultures, changer le cœur d’une enfant, c’est changer son âme, son frère ne lui a-t-il pas dit : “Comment es-tu sûre qu’ils ne lui ont pas mis un cœur de cochon ?” Ce doute est maintenant permanent en elle et l’éloigne de sa fille. Lors de notre première rencontre, elle me raconte l’importance des chansons qui accompagnent chaque moment de la vie dans son pays. Elle me dit que lorsque Mihinoa était petite, elle avait inventé une berceuse pour elle. Elle a bien voulu la chanter et depuis, j’ai l’impression qu’elle peut à nouveau regarder Mihinoa comme sa fille.
À chacun de mes passages à l’hôpital, j’ai retrouvé Mihinoa et sa maman, que ce soit pour une consultation, pour une hospitalisation de courte durée. Nous avons chanté ensemble leur berceuse ainsi que celles que je leur avais apprises.
Mihinoa est décédée la veille d’une de mes visites. L’équipe m’a raconté que sa maman l’a prise dans ses bras et lui a chanté toutes les chansons.
Pendant ces semaines si difficiles, les chansons ont aidé la maman de Mihinoa a recréer le lien avec sa fille, elles ont « enveloppé » cette maman et son enfant, leur permettant une ultime rencontre.
Dans le cadre des formations que nous menons auprès des équipes travaillant auprès des enfants, dans la diversité des lieux d’accueil, leur apprendre des chansons étrangères est devenu pour moi une priorité. Même si nous ne la chantons pas parfaitement, quelle surprise pour l’enfant et sa famille de rencontrer un adulte qui a fait l’effort d’apprendre cette chanson dans une langue qu’il ne connaît pas, pour ainsi mieux les accueillir.
Dans de nombreux pays, le magnétophone n’a pas encore pris la place de la musique vivante. La chanson est encore synonyme de relation, d’accompagnement des moments de la vie, de transmission familiale. Chanter une chanson dans sa langue à un enfant étranger, c’est jeter un pont entre deux mondes, un pont qui rend possible une relation quand les langues ne permettent pas de communiquer.
Geneviève SCHNEIDER
Musicienne
Responsable pédagogique
Référente des actions Hôpital Handicap au sein de l’association Enfance et Musique
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